(Billet 1015) – Un monde dangereux et profondément injuste
Cela a été dit et redit par à peu près tout le monde à travers le monde… « L’ordre international » érigé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et adapté après la chute du mur de Berlin et de l’effondrement de l’Union soviétique ne fonctionne plus, les paramètres ayant changé. Mais les règles du jeu, la principale étant de régler les différends par la force ou ce qui y ressemble, n’a pas changé, à cela près que la force est plus et mieux partagée.
Les armes diffèrent selon les cas, graduellement, entre désinformation en vue de décrédibilisation, condamnations internationales et instrumentalisation des organismes multilatéraux, sanctions économiques et financières, frappes aériennes directes, massacres au besoin (Syrie, Irak, Afghanistan, et maintenant Gaza…). Les Etats-Unis, hyperpuissance unique, n’avaient donc plus de concurrents mais des vassaux, des obligés et des « dominions », et ont agi en conséquence et donc péché dans ce que pour les individus on appelle l’usure du pouvoir, le culte d’eux-mêmes et la culture de l’impunité.
La guerre d’Irak de George Bush Jr a éveillé les pays du monde à cette réalité ancienne qui devient de plus en plus visible d’une volonté de domination occidentale sur la planète. Mais une volonté contestée par le nouvel ordre mondial, non codifié, non réglementé, car encore au stade de contestation du désormais ancien ordre. Cela forme une sorte de « désordre mondial », avec un G7 compact, dit bloc occidental, agissant selon des codes prédéterminés, pour des objectifs de domination du monde, attaquant en meute comme on peut le constater aujourd’hui dans différentes parties du monde, en Ukraine depuis 2014, au Sahel cet été 2023 (malgré quelques divergences apparues entre France et Etats-Unis), à Gaza depuis octobre dernier et contre l’Iran ce week-end… ou se désintéressant en groupe de conflits et de drames humains et humanitaires comme au Yémen ou au Soudan.
La question est de savoir comment régir le monde quand on n’est pas prêt à en payer le prix, ou qu’on ne le peut pas ? Le prix est celui du sang et de la prospérité, le sang des soldats ou de victimes d’attentats et la prospérité est celle qui est remise en cause en raison des perturbations multiples et diverses issues des différents conflits alimentés par l’Ouest contre le reste.
Mais la réalité est ailleurs… La réalité est dans ce fait que les dirigeants occidentaux se trouvent aujourd’hui en parfait et très large décalage avec leurs propres opinions publiques. Quand il s’agissait de dominer un monde faible, sans défense et donc passif et inoffensif, les populations américaine et européenne s’accommodaient de cette domination fondée sur leur suprématie en à peu près tout. Aujourd’hui, les armes occidentales se retournent contre leurs expéditeurs : la technologie est désormais utilisée contre l’ouest (intrusions dans les processus électoraux, usage des réseaux sociaux pour montrer les
turpitudes occidentales), la désinformation et la décrédibilisation des « adversaires » n’atteint plus ses cibles habituelles et habituellement peu farouches, en l’occurrence les opinions publiques, désormais « libérées » de l’influence de médias domestiqués et d’ONG créées pour asseoir la domination, les sanctions économiques se retournent contre leurs promoteurs (cas de l’Ukraine et de la fragilisation économique de l’UE), l’instrumentalisation des organes multilatéraux ne fonctionne plus (les pays ayant plus recours à l’AG de l’ONU pour contourner le Conseil de Sécurité, dans lequel Moscou et Pékin détiennent un droit de veto intelligemment utilisé)…
Puis les événements se sont accélérés depuis une dizaine d’années. On se souvient de la tentative de mettre à genoux les putschistes du Niger en août, quand la France, le Royaume-Uni et, tirant les ficelles, les Etats-Unis avaient voulu utiliser le proxy qu’est la Cédéao pour affamer les Nigériens et les plonger dans l’obscurité, avant de songer à faire attaquer le pays par des troupes conjointes de l’organisation. Avant cela, la guerre en Ukraine montre les limites de la puissance occidentale, tant financière qu’économique et même militaire. Puis le monde a vu cet étrange soutien inconditionnel à Israël et se consterne encore face à l’atrocité et l’ignominie de ce qui se passe à Gaza, avec non seulement l’approbation occidentale, mais aussi avec sa complicité agissante alors que l’humanité commémore le génocide rwandais (que la France et les Occidentaux auraient pu faire cesser, si la volonté n’avait pas manqué de volonté, selon l’Elysée).
Aujourd’hui, présumant de leurs forces et minimisant celles de leurs adversaires, les Occidentaux fléchissent, en abandonnant l’Ukraine à son sort, en soutenant Israël contre des Palestiniens sans armes qu’ils laissent massacrer et affamer, mais en devenant plus prudents dès lors qu’il s’agit d’Iran. Globalement, l’Ouest joue au matamore avec les faibles, mais ménage les puissants : on craint le Nord-Coréen, on ménage le Russe, on respecte le Chinois, on cajole le Turc, on appréhende le Perse. Et le Bloc ouest est en conflit avec chacune des anciennes puissances impériales devenues aujourd’hui puissances mondiales ou régionales, avec la Russie pour l’Ukraine et l’OTAN, avec Taiwan pour Taiwan et la mer de Chine, avec l’Iran pour son nucléaire et Israël, avec la Turquie pour son positionnement et ses relations avec la Russie.
En plus des mutations géostratégiques mondiales, il est enfin clair que ce reflux des pays occidentaux tient à une fragilisation de leur cohésion interne et à des classes et dirigeants politiques plus affaiblis, soit novices (Emmanuel Macron et Rishi Sunak), soit vieux avec risque de sénilité (Joe Biden), soit faibles (Olaf Scholz)…
Ainsi, le monde change dans son mode de fonctionnement, de nouvelles réalités apparraissent et de nouveaux équilibres émergent. Dans l’attente, face à ce qu’on pourait appeler une posture Thucydide de l’Occident, le monde devient dangereux après avoir été longtemps profondément injuste.
Aziz Boucetta