(Billet 1045) – Moudawana, la parole est aux Oulémas, la société retient son souffle
Rien n’est plus ardu que changer les mœurs d’une société et il est aussi très difficile de faire évoluer les comportements des membres de cette société. Surtout lorsqu’il est question de choses relevant de la foi, ou considérées comme telles. C’est ce qui se produit aujourd’hui au Maroc, avec cette modification attendue, espérée même, du Code la famille et, par là-même, pour les questions d’égalité et même d'équité du genre.
En sa qualité constitutionnelle de chef de l’Etat, veillant aux droits et libertés des citoyen(e)s, et de Commandeur des croyants, le roi Mohammed VI a activé son autre levier constitutionnel qu’est sa présidence du Conseil supérieur des oulémas ; il a demandé à ces derniers de statuer sur « certaines » propositions contenues dans le rapport à lui remis par le chef du gouvernement, lui-même l’ayant reçu de l’instance ad hoc chargée de la révision du Code de la famille. Mais la saisine royale du Conseil des oulémas est précise, cadrant minutieusement la mission dévolue aux oulémas : l’avis doit être rendu exclusivement sur « certaines » recommandations ayant relation avec la religion, et dans un esprit d’ouverture, de tolérance et qui tienne compte des évolutions et exigences de la société marocaine de ce 2ème quart de siècle.
L’approche est certes fondée sur une logique religieuse, mais elle est éminemment politique, et son objectif est double : conférer la légitimité religieuse, donc politique, requise aux amendements futurs du Code et mettre un terme au débat sociétal qui s’est enflammé ces derniers mois. Il est en effet temps que ces emballements cessent, les deux camps en opposition, en ébullition, profitant de ce moment de débat pour régler leurs comptes et, à l’occasion, faire avancer leurs idées. Ces deux camps, le progressiste et le conservateur, ont croisé le fer, le premier voulant séculariser la loi marocaine et le second œuvrant à ce que rien ne bouge depuis le lointain passé.
Les choses se sont en effet emballées, mais elles restent tributaires de la lecture des textes religieux, et surtout de leur interprétation. La mission conférée au Conseil des oulémas est de mettre les deux camps en accord, ou au moins de réduire leurs désaccords, entre eux et aussi concernant le nouveau texte à venir. Le Conseil a déjà, par le passé, émis des fatwas dont le contenu avait permis de clore bien des débats comme, entre autres, celle de la fermeture des mosquées lors de la Covid ou encore, plus haut dans le temps, l’accès des femmes à la fonction d’adel…
Le Conseil se réunit, donc, et on pourrait attendre ou s’attendre à une décision dans les prochains jours, les prochaines
semaines. La cause sera entendue et le débat terminé, chaque camp attendant, espérant, mais sachant qu’il ne pourra pas aller plus loin que la fatwa car il appartiendra aux ténors et penseurs des deux camps d’accepter cet avis, au risque de se mettre hors des institutions, situation au demeurant peu confortable... Le chef du PJD Abdelilah Benkirane devra alors se résigner à se taire ; on ne lui demande pas plus de bruyamment se féliciter si la fatwa est conservatrice (ce qui serait étonnant, eu égard au cadrage royal) que de condamner dans le cas contraire. Il a voté pour la constitution, il a occupé l’éminente fonction de chef du gouvernement dans le cadre de cette constitution, et il accepte les règles électorales de cette même constitution. Quel que soit l’avis des oulémas, constitutionnel, il lui reviendra de le respecter, même s’il ne s’y reconnaît pas.
On relèvera dans cette affaire de révision de la Moudawana que la classe politique, dans son ensemble, est quelque peu cornerisée, mais elle s’est elle-même exclue du débat et de la décision, s’étant montrée totalement incapable de légiférer et même de réfléchir sur la question. Le roi avait pourtant laissé plus d’un an au gouvernement, et donc au parlement, pour amender le Code, un an compris entre le discours du Trône de juillet 2022 et la lettre au chef du gouvernement fin septembre 2023. La magie de la constitution a fait le reste : pouvoir, en toute légalité et en toute légitimité, contourner les institutions élues, incapables de se décider, en désignant une instance composée du pouvoir judiciaire, du parquet, des Oulémas et du ministère de la Justice, puis confier la réflexion et l’examen des propositions de cette instance aux oulémas, avant que le texte, la fatwa en question, avec les propositions, soit soumis à des parlementaires qui n’auront plus que le pouvoir de discourir (et non débattre), d’enrager (au lieu de réfléchir), et de voter.
Espérons que pour les questions religieuses explicites et précises, le choix puisse être donné aux citoyen(e)s, sur les amendements au mariage, au droit de divorce, à la garde, à la communauté des biens et à l’héritage. Personne, ou presque, ne connaît la teneur du texte proposé au Roi, pas plus que personne, ou presque, ne sait ce qui viendra des Oulémas. Mais le Maroc, étant pluriel, avec une société à double étage, conservateur et progressiste, le choix devrait pouvoir être donné sur certaines questions religieuses, partant du principe de la « nulle contrainte en religion ».
Or, tout le monde connaît la posture résolument progressiste et moderniste du Roi. Espérons donc.
Aziz Boucetta