(Billet 1009) – Moudawana ou Moudawalou ?
Ça y est ! Le chef du gouvernement a reçu les conclusions et recommandations de l’instance ad hoc en charge de proposer des pistes de réforme du Code de la famille, la fameuse Moudawana ; et il les a reçus dans les délais fixés par le roi Mohammed VI en septembre dernier, soit 6 mois après la lettre royale à Aziz Akhannouch, laquelle est intervenue un an après le discours du Trône 2022 où le roi avait demandé une révision de ce code. Et maintenant ?
Maintenant, c’est au souverain, commandeur des croyants, d’étudier, d’examiner, d’analyser les solutions proposées par les membres de la commission, et de proposer l’orientation à prendre et les idées à creuser par et pour les parlementaires. Cette affaire est de triple nature, sociétale, religieuse et, bien évidemment, politique ; et de fait, les institutions et autres associations de défense des droits humains ont été impliquées, de même que le Conseil des Oulémas et le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire. Quelques dizaines d’audiences plus tard, d’écoute et de propositions, d’échanges et même de quelques inévitables pugilats, et voilà l’instance qui achève son travail. Il faudra attendre la décision royale et l’arrivée du projet de réforme au parlement pour que les débats soient lancés.
D’ores et déjà, les conservateurs, politiques soient-ils ou non, sont montés et restés, sur les créneaux. Par (entre autres) la voix de l’ancien chef du gouvernement et toujours chef du PJD Abdelilah Benkirane, ils crient (contre toute vraisemblance) que le Coran est la référence ultime au Maroc et ils avertissent, voire menacent, d’une bruyante fitna en cas de transgression de cette règle simple, voire simpliste. Ils ne veulent presque rien changer pour ne pas avoir à trop changer. Le mariage des mineur(e)s ? 15 ans. La tutelle ? Le père. L’héritage ? Ne surtout rien changer et maintenir le taâssib (en faveur de l’oncle lointain d’Amérique qui vient opportunément hériter de quelqu’un qui a décédé sans descendance mâle). Maintien de l’article 400 pour le recours au rite malékite en cas de vide juridique ? Oui, mille fois oui. Preuve de filiation ? ADN pour tous mais le PJD, lui, considère que le problème ne se pose pas, bien évidemment…
Personne ne peut prétendre détenir la seule interprétation des textes religieux et aucun politique ne peut interdire le débat, une fois qu’il a exprimé son opinion, comme M. Benkirane, qui est avant tout un homme politique et non un théologien. Et au final, le Maroc est engagé dans un débat sociétal de nature religieuse, conduit par des politiques ayant des objectifs ni sociétaux ni religieux ! Et ce débat devra donc être conduit et tranché par la politique. Le roi Mohammed VI en a fixé le cadre dans son discours du 30 juillet 2022 : « Je ne peux autoriser ce que Dieu a prohibé, ni interdire ce que le Très-Haut a autorisé, en particulier sur les points encadrés par des textes coraniques formels. A cet égard, Nous nous attachons à ce que cet élan réformateur soit mené en parfaite concordance avec les desseins ultimes de la Loi islamique (Charia) et les spécificités de la société marocaine. Nous veillons aussi à ce qu’il soit empreint de modération, d’ouverture d’esprit dans l’interprétation des textes, de volonté de concertation et de
dialogue ». Au Maroc, le roi est Commandeur des croyants, il ne peut se permettre certaines choses, mais le Maroc est une démocratie, et le texte sera au final adopté, dans quelque mouture que cela soit, par le parlement qui peut, lui, s’autoriser des pas de côté par rapport à la Charia.
Alors le souverain a tracé une voie royale aux parlementaires en évoquant la modération, l’ouverture d’esprit, la concertation, le dialogue, en insistant sur les desseins ultimes de la Charia, c’est-à-dire son esprit. Et l'esprit de la Charia est unanimement considéré comme égalitaire. A partir de là, si la bonne foi des politiques est possible et que leur audace engagée, tout devient possible car après tout les conservateurs disent que la charia est d’essence égalitaire et que ceux d’en face affirment que la constitution et les droits humains sont aussi égalitaires. Ils devraient pouvoir trouver quelque part un terrain d’entente !
Par exemple, interdire le mariage des mineurs, sans dérogation possible sachant que le motif souvent brandi est la détresse familiale d’une mineure qui épousaille un homme qui subviendrait aux besoins de sa famille. Mais là est plutôt le rôle de l’Etat ; que la puissance publique fasse son œuvre et prenne en charge les mineures dans cette situation ! Pour l’héritage, pourquoi ne pas maintenir les canons religieux habituels et reconnus, en introduisant la possibilité du testament, même en l’assortissant de quelques conditions raisonnables ? Et pourquoi, comme le veut l’article 400, revenir à un corpus religieux en cas de vide juridique sur une question donnée, le recours au droit positif pouvant être plus moderne et surtout plus réaliste ?...
En dehors de l’Istiqlal, parti considéré comme conservateur, bien que ses membres et ses dirigeants le soient moins, voire pas, le PAM et le RNI peuvent aspirer à la qualité de moderniste. Et en tout état de cause, ils ne sont pas farouches ; si une indication leur est donnée et qu’ils puissent y déceler une volonté transcendante, ils voteront… surtout qu’ils n’ont pas publié leurs propositions pour le Code de la famille (le RNI tenant la chefferie du gouvernement et le PAM celle de l’Instance, et la justice). De toutes les manières, les solutions proposées par le camp moderniste sont déjà largement appliquées, mais soit un peu illégalement soit au moyen d’artifices juridiques dispendieux de temps et d’énergie.
Dans tous les cas, le Maroc est à un véritable tournant de son histoire sociale car il légifère et souhaite réformer un ensemble d’habitudes, de croyances et de comportements ancrés dans les esprits et imprégnant les mœurs. C’est possible, comme ont été possibles bien d’autres avancées, pour peu que la volonté, politique, y soit. Or, la volonté politique n’existe pas au sein de la classe politique ; il reste donc celle du roi, duquel ont émané toutes les grandes évolutions sociétales et politiques de ces vingt dernières années (code de la famille, IER, constitution, nationalité, avortement…)
Il faut aujourd’hui le clamer et même le proclamer, haut et fort, si nous ratons ce virage du Code, nous continuerons à perdre du temps à une époque où ne pas avancer signifie reculer ; nous continuerons à ostraciser la moitié féminine de la population en nous perdant dans des arguties théologico-politiciennes. Alors il faut choisir entre Moudawana et Moudawalou.
Aziz Boucetta