Quelles orientations économiques stratégiques pour le Maroc de l’après-séisme ?
Lors des travaux d’un colloque sur la finance islamique, organisé il y’a quelques années au Koweït, la directrice générale du FMI, de l’époque, Mme Christine Lagarde, avait souligné que l’institution financière qu’elle dirigeait veillait au développement de la finance islamique. Mr Abderrahmane Lahlou[1], spécialiste de la finance islamique, s’enthousiasmait alors, dans un article publié dans le quotidien « L’Economiste »[2], de ce soutien à la finance islamique.
Cependant, de telles velléités ne résistent pas à l’analyse tant il est vrai que les fondamentaux des deux systèmes financiers sont aux antipodes. La finance commerciale classique est fondée sur le profit basé sur les taux d’intérêt (rémunération du capital), alors que la finance islamique rejette les taux d’intérêt, comprend une double dimension éthique (respect de la prescription coranique interdisant le « riba ») et sociale (lutte contre la pauvreté et l’exclusion) et inclut une institutionnalisation de la zakat.
Par ailleurs, aujourd’hui, le système de crédit basé sur les taux d’intérêt a montré ses limites et ses travers. Un système de crédit alternatif possède de grandes potentialités. C’est la quête d’un système de crédit plus juste, qui imprègne l’esprit de l’allocution de feu Abdelaziz Alami, lors de la rencontre des chefs d’entreprise musulmans et chrétiens organisée par la BCM et l’UNIAPAC (Union internationale chrétienne des dirigeants d’entreprise) à Marrakech en octobre 1992[3].
Mr Abdelaziz Alami avait présidé aux destinées de la BCM (Banque commerciale du Maroc), qui deviendra Attijariwafa Bank en 2003, pendant 40 ans. Il en a fait la première banque privée du Royaume dès le milieu des années quatre-vingt. Mr Abdelaziz Alami fut également le plus jeune président de Bank Al-Maghrib à 28 ans. Il a également été D.G. de l’Office des Changes. Homme de culture, il s’intéressa particulièrement aux arts plastiques et a beaucoup encouragé les peintres et les sculpteurs. Le siège de la banque D’ailleurs, le siège de la banque comptait une galerie d’art bien fournie. Il fut enfin l’un des initiateurs du journal d’information économique marocain « L’Economiste ».
Rappelons que dès les débuts de l’Indépendance, feu S.M. Mohammed V, que Dieu l’ait en Sa sainte miséricorde, avait consulté les oulémas sur la question du « riba » (voir l'article de Abdelaziz Benabdellah, dans « Al Alam » du 17 décembre 1991). Conscients des fragilités d’une économie nationale naissante, ces oulémas avaient opté pour la caractère licite du crédit bancaire basé sur les taux d’intérêt. Or, depuis lors, rares sont les oulémas et les experts économiques ayant orienté leurs réflexions vers le crédit sans rémunération du capital (برؤوس الأموال).
L’un des rares à avoir posé cette question en termes très clairs, deux décennies plus tard, fut le dirigeant nationaliste Abdellah Ibrahim et ce lors d’une conférence prononcée en juin 1976 à Fès devant un parterre d’oulémas, de chercheurs et d’intellectuels : « Comment peut-on aujourd’hui bâtir une civilisation (…) sans accepter les pratiques usuraires et les transactions financières prohibées ? ». Deux réponses sont possibles estime Mr Abdallah Ibrahim : « Soit la richesse est privée, celle d’une minorité privilégiée et alors il faut modifier la position sur l’usure et en assumer toutes les conséquences (…), soit la richesse est collective et gérée unilatéralement par la trésorerie de l’Etat… En optant pour cette deuxième solution, les Musulmans se réadapteront parfaitement aussi bien avec la logique de la prohibition de l’usure qu’avec l’un des grands principes de l’islam (…) celui de l’intérêt général ». (Voir : Zakya Daoud, « Abdellah Ibrahim. L’histoire des rendez-vous manqués », Editions La Croisée des Chemins, Mai 2019, pages 283-286[4]).
Le gouvernement de Abdallah Ibrahim, s’il avait eu le privilège de la durée, aurait pu réussir à mettre en place un système de crédit sans rémunération du capital et l’aurait réussi comme ce fut le cas pour la création de la banque d’Etat « Bank al Maghrib » ou du dirham comme monnaie nationale. Imaginons un instant l’importance de l’épargne institutionnelle disponible après plus de 40 ans de crédit social et son impact positif sur l’endettement du pays. Nous avons raté un autre grand rendez-vous avec l’Histoire, comme dirait Zakya Daoud.
Quant au chantier de la zakat, il avait été relancé à deux reprises par feu S.M. Hassan II que Dieu l’ait en Sa sainte miséricorde. Une première fois lors de la Nuit du Destin (Laylat al Qadr), le 12 octobre 1979, où il avait annoncé la création d'une commission d'experts et d'oulémas pour la réorganisation de la zakat afin de la mettre au service de la lutte contre la pauvreté. A l’époque, certains partis politiques influents voyaient cette annonce d’un mauvais œil parce qu’une partie de leur financement venait de la zakat distribuée de manière informelle.
De plus, en 1979, la difficulté résidait dans la perception de la zakat, le ministère des Finances n’était pas encore en mesure de l’assurer. Depuis lors, cette difficulté a été largement levée.
La seconde fois où feu S.M. Hassan Hassan II avait relancé le chantier de la zakat fut, lors de la Nuit du Destin, le 14 janvier 1999, soit quelques mois avant son décès, où il avait annoncé l’élaboration d’un Guide de la zakat par le ministère des Habbous et des affaires islamiques et où il avait demandé au gouvernement de prendre les dispositions réglementaires nécessaires pour l’organisation concrète de la zakat. Malheureusement, depuis son décès d’autres priorités ont pris le dessus.
Dans une récente interview publiée par le quotidien « L’Opinion »[5], la jeune économiste Hamida Lahjouji rappelle en filigrane que si un fonds de la zakat existait, il aurait pu intervenir immédiatement à la fois pour venir en aide aux populations sinistrées par le séisme, qui a frappé notre pays le 8 septembre dernier, que pour financer la reconstruction et remettre l’économie régionale en marche. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’on sait que d’après l’étude menée en 2014 par la Commission économique et sociale des Nations Unies pour l’Asie occidentale (ESCWA) le potentiel de la zakat distribuée au Maroc s’élève à plus de 40 milliards de dirhams[6].
Pour l’opération du recensement des souscripteurs, elle devrait être mise en œuvre grâce au concours de la CGEM et des organisations professionnelles.
La perception, elle, sera de la responsabilité du ministère des Finances. Elle devrait se faire sur la base de déclarations spontanées des souscripteurs, auprès des banques, pour assurer l’adhésion des souscripteurs. Quant à l’affectation du produit de la zakat, elle pourra financer la lutte contre la pauvreté, le désenclavement du milieu rural et contribuer à gérer les effets des catastrophes naturelles.
Néanmoins, cela passerait nécessairement, selon Mme Lahjouji, par « l’institutionnalisation de la zakat [qui] permettra de passer d’une forme de charité traditionnelle, caractérisée par une gestion individuelle dont l’impact
demeure faible et à court terme à une gestion centralisée [création d’un fonds dédié] qui pourra répondre aux besoins réels de la population pauvre avec un impact à moyen et long termes ayant pour but de réduire la pauvreté. »[7]
Malheureusement, à ce jour, le Maroc reste pratiquement le seul pays arabe qui ne dispose pas d’une collecte institutionnalisée de la zakat.
La zakat pourrait être complétée par sa contrepartie étatique sous la forme d’un crédit sans rémunération du capital. Il faut ici souligner que la mauvaise interprétation de l’interdit coranique assimilant la totalité du taux d’intérêt bancaire au « riba » a conduit tout simplement à une impasse. Ce qui a amené certains à décréter l’impossibilité de mettre en œuvre les prescriptions coraniques en matière de crédit.
De plus, au Moyen-Orient, la création des banques dites islamiques dans les années 1970 a éclipsé la question du « riba » et l’a renvoyée aux calendes grecques. La préoccupation majeure, à l’époque, dans ces pays était la recherche de placements profitables de leurs surplus financiers dans les institutions financières occidentales. Par ailleurs, l’aspect social inhérent à la finance islamique a été complètement occulté. En fait, et comme le rappelle l’économiste Ibrahim Warde[8] : « Par beaucoup d’aspects, les banques islamiques ne différaient plus de leurs consœurs conventionnelles que par un langage destiné à déguiser l’existence de l’intérêt. »
Les oulémas et les économistes devraient reprendre l’examen de la question du « riba » sur de nouvelles bases. Une solution originale peut être apportée. On peut, en effet, tout en respectant les prescriptions coraniques, préserver la stabilité du système bancaire moderne national. Comment ?
Une lecture attentive du texte coranique en matière de crédit nous montre que ce qui est recommandé c’est un crédit sans rémunération du capital (برؤوس الأموال). Pour mieux appréhender cette interprétation, il serait utile de rappeler que l’intérêt bancaire (IB) pratiqué par les banques commerciales comprend deux éléments distincts :
- La rémunération du capital (RC) visée par l’interdiction coranique ;
- La rémunération du service bancaire (RS), tout à fait licite, soit :
IB = RC (riba) + RS (service).
C’est donc la rémunération du capital qui est visée par l’interdiction coranique. Par contre, le service bancaire, perçu en échange de frais de dossiers et du savoir-faire bancaire, est parfaitement licite. Le plafond de ce service bancaire devra être fixé par le ministère des Finances en concertation avec les banques commerciales qui auront souscrit au crédit social, y compris les banques participatives.
Pour le financement de ce système de crédit qu’on pourra dénommer « crédit social », nous considérons qu’il peut l’être par une dotation budgétaire annuelle de l’ordre de 1% du budget général de l’Etat (l’Etat renonçant à la rémunération de ses capitaux) et par le cumul des remboursements des crédits. L’élément dynamique dans ce système réside dans le cumul de la dotation budgétaire annuelle et des remboursements de crédits (voir Tableau : « Simulation dotation budgétaire avec cumul des remboursements de crédits »).
En termes de cibles, le crédit social devra être orienté vers un large accès au crédit à ceux qui en ont été longtemps quasiment exclus (ménages à faible revenu, jeunes diplômés-chômeurs pour leur insertion dans le marché du travail et les associations à but non lucratif telles que les coopératives).
Par ailleurs, insistons sur le fait que ce crédit social n’est ni de l’assistanat ni du don. Il s’agit bien de crédits avec remboursement. Tout crédit octroyé doit répondre à une série de critères rigoureux dont le moindre n’est point le sérieux et la capacité de remboursement des emprunteurs.
Plus ce système montera en puissance, plus il deviendra une source renouvelée et pérenne de financement du crédit et constituera une véritable épargne institutionnelle qui permettra de limiter le recours à l’endettement extérieur auprès de la finance internationale. Enfin, afin d’assurer des chances de succès au crédit social, il devrait être piloté par le Fonds Mohammed VI pour l’investissement.
L’institutionnalisation de la collecte de la zakat et la création d’un crédit social sans rémunération du capital, légués par les Souverains Mohammed V et Hassan II, mené par une élite nationale fière de son identité et de son héritage civilisationnel et imprégnée d’un récit national, sous la conduite éclairée du S.M. le Roi Mohammed VI, contribueront indubitablement au rayonnement du Maroc dans le monde musulman et dans le continent africain. Car la finalité ultime de ces deux chantiers majeurs que sont le crédit sans rémunération du capital et la zakat est de faire du Maroc un vrai pays émergent et prospère.
Brahim Laghrari-Zoukari
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Simulation de la dotation budgétaire annuelle avec
le cumul des remboursements de crédits
Année |
Dotation budgétaire |
Remboursements |
Prêts |
Cumul prêts |
Première Période Septennale |
||||
2024 |
100 |
- |
100 |
100 |
2025 |
100 |
20 |
120 |
220 |
2026 |
100 |
44 |
144 |
364 |
2027 |
100 |
73 |
173 |
537 |
2028 |
100 |
107 |
207 |
744 |
2029 |
100 |
149 |
249 |
993 |
2030 |
100 |
179 |
279 |
1272 |
Deuxième Période Septennale |
||||
2031 |
100 |
210 |
310 |
1582 |
2032 |
100 |
244 |
344 |
1925 |
2033 |
100 |
278 |
378 |
2303 |
2034 |
100 |
312 |
412 |
2715 |
2035 |
100 |
344 |
444 |
3159 |
2036 |
100 |
378 |
478 |
3637 |
2037 |
100 |
411 |
511 |
4148 |
Troisième Période Septennale |
||||
2038 |
100 |
445 |
545 |
4693 |
2039 |
100 |
478 |
578 |
5270 |
2040 |
100 |
511 |
611 |
5882 |
2041 |
100 |
544 |
644 |
6526 |
2042 |
100 |
578 |
678 |
7204 |
2043 |
100 |
611 |
711 |
7915 |
2044 |
100 |
644 |
744 |
8659 |
Les caractéristiques du Crédit Social :
- Au début de la deuxième période septennale (2031), le cumul des remboursements de crédits représentera le double de la dotation budgétaire. A la fin de cette période septennale (2037), ce cumul représentera le quadruple de la dotation budgétaire.
- L’élément dynamique du système résidera dans le cumul de la dotation budgétaire et des remboursements de crédits.
- Au bout de la troisième période septennale, le cumul de la dotation budgétaire et des remboursements des prêts représentera sept fois la valeur de cette dotation annuelle.
[2] « L’Economiste » daté du 19 novembre 2015.
[3] « L’Economiste » daté du 19 novembre 1992.
[4] Zakya Daoud, « Abdellah Ibrahim. L’histoire des rendez-vous manqués », Editions La Croisée des Chemins, Mai 2019, pages 283-286.
[5] « L’Opinion » daté du 13 septembre 2023.
[6] « L’Opinion » daté du 13 septembre 2023.
[7] « L’Opinion » daté du 13 septembre 2023.
[8] « Le Monde diplomatique » daté de septembre 2001. M. Ibrahim Warde est chercheur à l’université de Harvard, auteur de « Islamic Finance in the Global Economy », Edinburg, University Press, 2000. Mr Ibrahim Warde est diplômé de HEC et PhD en sciences politiques de University of California, Berkeley. C’est un spécialiste de la finance internationale et contributeur régulier au Monde Diplomatique.