(Billet 954) – Crise de l’éducation nationale… « Nul n'est pionnier en son pays »
Le chemin de la réforme n’est jamais pavé de roses, mais d’épines, d’embûches, de pièges et de traquenards et parfois de regrettables renoncements. Réformer un secteur comme l’éducation nationale dans un pays comme le Maroc est une entreprise périlleuse qui nécessite de l’audace politique, de la véritable solidarité gouvernementale, de la prise de risques personnels et de la conviction partisane. Et c’est précisément ce qui semble manquer à ce gouvernement qui est en train d’enterrer lentement mais sûrement le travail entrepris jusque-là.
Peu de ministres, ici et ailleurs, et très peu de gens, même non ministres, aimeraient se trouver à la place qui est aujourd’hui celle de Chakib Benmoussa, placé à la tête d’un ministère hautement explosif. Il devait, entre autres, réformer l’éducation, lutter contre le décrochage et améliorer le rendement en faisant en sorte que les jeunes admis au collège sachent au moins lire et écrire, car c’est aujourd’hui rarement le cas ! Il devait lancer aussi le programme national du préscolaire et il devait enfin intégrer le sport dans tout cela. Et ce « tout cela » émane des recommandations du Nouveau modèle de développement, proposé par la Commission royale présidée par… Chakib Benmoussa. Le casting était donc cohérent, mais c’était sans compter les calculs politiques et la pusillanimité des politiques.
Pourquoi la position du ministre est-elle peu enviable ? Parce que, désavoué par son chef du gouvernement qui a décidé de céder face aux aussi peu représentatifs que très vindicatifs syndicats, M. Benmoussa a été chargé par Aziz Akhannouch de présider la commission en charge des « re-négociations » avec ces mêmes syndicats dont certains avaient refusé de rencontrer… M. Benmoussa, à leurs yeux démonétisé, carbonisé. Pour quelle raison le serait-il ? Parce que M. Akhannouch, bousculé par les contestations d’enseignants dans la rue, et sans doute craignant (ou ayant été mis en garde contre) la contagion, a préféré « geler » le statut unifié objet du courroux du très méfiant corps enseignant, a promis de reconsidérer la question salariale et a renoncé aux prélèvements des jours de grève sur les salaires des grévistes. Bref, courage, fuyons !... Et, pour rappel seulement, « geler » un texte adopté en conseil de gouvernement et publié au Bulletin officiel est un acte inédit, qui n’a pas de sens juridique connu, mais qui a en revanche un coût politique certain, en l’occurrence l’affaiblissement du gouvernement et du ministère concerné face à des syndicats remis en selle par… le gouvernement. Nous sommes dans une situation à égale distance entre Kafka et Ubu.
Et pourtant, tout avait bien commencé… Octobre 2021, nomination de Chakib Benmoussa à l’éducation nationale, puis démarrage des tractations et négociations devant aboutir à l’accord historique du 14 janvier 2023. Arrive septembre 2023, le statut unifié passe en conseil de gouvernement et, début octobre, il est publié au Bulletin officiel et pendant ce temps, confiant, M. Benmoussa et ses équipes lancent
les « écoles pionnières » qui ont donné d’excellents et fort prometteurs résultats, et qui devaient être généralisées au primaire, puis au collège, dans les trois années à venir. Et puis, comme nous le voyons, tout s’écroula…
Il fallait un emballage politique au projet Benmoussa, technocrate rationnel mais peu politisé, bien que membre RNI. Le problème est que le RNI lui-même, ses cadres, ses chefs et son président, ne sont pas politiques, d’où le recul de M. Akhannouch, le gel sans aucun sens juridique du statut unifié, l’acceptation de presque toutes les revendications de syndicats aux effectifs confidentiels. Une sorte de Bérézina juridico-politique du gouvernement Akhannouch, avec Chakib Benmoussa dans le rôle du « coupable » expiatoire, et pourtant deux fois désigné par le roi pour 1/ élaborer une stratégie de l’éducation au sein de la Commission du NMD et 2/ la mettre en pratique au niveau gouvernemental et donc institutionnel.
Or, la commission décidée par le chef du gouvernement comporte deux autres technocrates, Fouzi Lekjaâ et Younes Sekkouri, le premier n’ayant pas d’appartenance politique connue et celle du second étant peu connue. Cela donne une commission avec des ministres en peine de se faire entendre par des syndicats qui sont l’ombre d’eux-mêmes. Que se passera-t-il donc ? Des syndicats revigorés de manière inespérée, avec une appétence nouvelle, et vraisemblablement un recul de la commission ministérielle sur à peu près tout, le statut, les désignations des fonctionnaires, les salaires, les prélèvements, Benmoussa… Et tout cela a un coût !
Le coût financier d’abord, car assurer un relèvement des salaires réduira d’autant le budget consacré aux écoles pionnières, désormais menacées. Le coût politique, avec un gouvernement faible et encore plus affaibli par ses renoncements. Le coût psychologique, du fait de syndicats et de mouvements revendicatifs, plus convaincus que jamais que la contestation de rue serait la panacée, ce qui est dangereux…
Et au final, non seulement la réforme de l’éducation risque d’être enterrée mais les partis au gouvernement, et les autres aussi, ont montré leur peu d’entrain à affronter le très important corps enseignant, qui est aussi un corps électoral et un corps partisan. Et c’est sans doute pour cela que jamais une réforme d’envergure n’a été menée dans ce secteur primordial, en raison de calculs partisans et électoraux de courte vue et de petite dimension.
La réforme de l’éducation, voulue, réclamée et attendue par tous, nécessite autant de technocratie que de politique. Le projet proposé doit être cohérent et efficient, les politiques qui le proposent doivent en être convaincus pour se montrer convaincants et les enseignants devront comprendre qu’un sacrifice de quelques années est nécessaire pour leur assurer, par la suite, un avenir moins incertain.
Pour l’instant et pour les semaines à venir, c’est la confusion. On sait que nul n’est prophète en son pays, et Chakib Benmoussa, malgré ses écoles pionnières, n’est pas pionnier en son pays.
Aziz Boucetta