(Billet 950) – Conseil de la concurrence : les pétroliers rient et l’Etat de droit pleure
Et enfin donc, le Conseil de la Concurrence (CC) a rendu sa décision au sujet des éventuelles ententes entre compagnies pétrolières au Maroc ; ententes, il y a eu donc et les entreprises concernées, qui ont été notifiées des griefs à leur encontre, ont accepté la procédure transactionnelle prévue à l’article 37 de la loi 104-12. Elles devront payer à neuf une douce amende de 1,84 milliard de DH, et l’histoire ne dit pas si elles ont reçu, aussi, les félicitations du Conseil…
Elles sont neuf sociétés identifiées par le CC, et parmi ces neuf, quatre détiennent les deux tiers des parts de marché, Afriquia, Vivo Energy(Shell), TotalEnergies et Petrom. Elles devront, avec leur association professionnelle, payer collectivement le montant de 1,84 milliard de DH.
Quels sont les griefs retenus contre eux par le rapporteur général du CC ? Globalement, des pratiques anticoncurrentielles comme limiter l'accès au marché ou le libre exercice de la concurrence, faire obstacle à la formation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse, répartir les marchés, les sources d’approvisionnement ou les marchés publics… Quand on sait l’importance du secteur de la distribution de carburants dans l’économie et si on mesure l’impact des augmentations sur les prix des autres produits, les griefs retenus contre ces compagnies sont très graves, pour l’économie, pour la paix sociale, pour l’éthique et la morale, et pour la politique.
Alors ces entreprises, dont une seule est cotée en bourse, devront collectivement s’acquitter du 1,84 milliard de DH, plus précisément, 1.840.410.426 DH, sans autre explication sur les opérations arithmétiques ayant abouti à ce montant. En juillet 2020, lors du fameux cafouillage du CC et des deux lettres adressées au roi Mohammed VI, il était question de faire d’abord payer trois de ces sociétés 9% de leur chiffre d’affaires et moins pour les autres, puis 8% du chiffre d’affaires pour l’ensemble des sociétés. Les membres du CC avaient alors saisi le chef de l’Etat pour dénoncer le comportement de leur président d’alors, M. Guerraoui, accusé d’agir sur instructions… On n’en saura jamais plus, mais on n’en pense pas moins.
Le roi avait alors nommé une commission de sages, et au terme de leurs travaux, Driss Guerraoui avait été remplacé par Ahmed Rahhou en mars 2021. Commence alors un long feuilleton, avec changement des lois et règlements de la concurrence et de son Conseil, puis, en 2023, les choses vont vite, avec le Rapporteur du CC qui est saisi, confirme ce que disait le parlement en 2018, le CC en 2020, et le même CC en 2022. Cinq années d’allées et venues, de rebondissements et retentissements, de limogeage et récupérations, de grandes dénonciations et discrètes délations… et nous en sommes là, l’affaire est terminée, les pétroliers ne s’en tirent pas trop mal, les presque 2 milliards de DH ne représentant pas pour eux une perte abyssale, au vu des bénéfices engrangés par leur entente, leur verrouillage du marché et leur accaparement du secteur.
Si cette amende correspond aux pourcentages de 8 et 9% préconisés en 2020, pourquoi Driss Guerraoui est-il donc parti et qui sont les membres qui se sont plaints de lui au roi en juillet 2020 ? Et s’il y a une grande différence entre les deux amendes, de 2020 et 2023, alors l’opinion publique, qui paie ces carburants et tous les autres produits dont les prix ont flambé à cause de ces ententes avérées, est en droit de savoir. Et la justice en devoir de s’impliquer !
Cela dit, il reste la seconde partie du communiqué du CC, qui précise « la souscription d’un ensemble d’engagements comportementaux auxquels ces sociétés ainsi que leur organisation professionnelle ont (adhéré) afin d’améliorer le fonctionnement concurrentiel du marché des hydrocarbures à l’avenir, de prévenir les risques d’atteinte à la concurrence au bénéfice des consommateurs ». Suit un long galimatias technique dont il ressort que le CC surveillera et suivra le respect de ces engagements par les neuf sociétés.
On peut dès lors se poser la question suivante : Comment le CC pourra-t-il donc « mettre au pas » des entreprises qui se sont, de leur propre aveu, entendues sur les prix, qui ont régulé le marché, qui ont fait entrave à la libre concurrence ? Comment en aura-t-il les moyens, le fameux CC, sachant qu’avec tous les moyens dont il dispose (humains, réglementaires, techniques, légaux, fiscaux…), l’Etat n’a pu assurer ce contrôle et ce suivi de 2015 à 2018 ?
Dans un pays comme le Maroc, « très bien classé » dans l’indice de la corruption, quand l’argent coule à flots, la morale, l’éthique et le respect des règles s’enfuient, et le temps mis à clore ce dossier en atteste. Comment le CC contrôlera-t-il donc un secteur aux prix internationaux très volatils, offrant des possibilités d’acheter du pétrole à des pays sous sanctions et de le revendre plus cher que cher au Maroc grâce à un brouillard dense de sociétés écran (comme cela a été révélé par la Wall Street Journal voici quelques mois) ? Souvenons-nous d’Abdelilah Benkirane et de feu Mohamed Louafa qui se plaignaient de l’impossibilité de vérifier les quantités de pétrole importées déclarées par les opérateurs à la Caisse de compensation… Comment faire confiance ? Doit-on faire confiance ?
Enfin, dans son communiqué, le CC ne pipe pas mot sur le raffinage et la moribonde Samir de Mohammedia. Et cela advient alors même que le CC avait dans son avis de 2022 indiqué qu’il ne pouvait se prononcer sur la nécessité ou non de reprendre l’activité de la Samir pour manque de données et qu’il avait recommandé « au gouvernement de diligenter, en urgence, une étude économique et technique approfondie susceptible d’apporter des éléments de réponse précis en intégrant les évolutions que connait cette activité sur le marché mondial ».
Et bien, évidemment, ledit gouvernement, dirigé par l’ancien pétrolier qu’est Aziz Akhannouch, porteur de parts dans la plus importante entreprise du secteur en parts de marché, n’a rien diligenté, et encore moins en urgence. Et cela pose le problème avec une douloureuse acuité la question de la moralisation de la vie publique puisque l’alors ministre de (entre autres) l’Agriculture et actuel chef de gouvernement est majoritaire dans la société majoritaire du secteur ? Dans tout Etat de droit qui se respecte, la démission du personnage serait déjà exigée par l’opinion publique et ledit personnage aurait au moins daigné expliquer et s’expliquer ! Le Maroc n’est-il pas un Etat de droit qui se respecte ?
Au final, cette décision du CC, prestement acceptée par des entreprises coupables d’entente et pressées d’en finir, met seulement un terme à l’acte I des pratiques anticoncurrentielles. Mais le conflit d’intérêt, l’âpreté au gain, l’impunité ou la punition légère et tardive sont toujours là.
Et l’Etat de droit pleure.
Aziz Boucetta