(Billet 869) – Sans corps intermédiaires, la colère prend corps
Lorsque les Marocains avaient massivement adopté en 2011 l’actuelle constitution, ils avaient aussi conscience que ce texte était fondateur d’un Maroc nouveau sur le plan politique. Tout y était prévu ou presque, des pouvoirs du gouvernement aux libertés fondamentales, de l’indépendance consacrée de la justice aux organes de gouvernance. Il fallait juste mettre tout cela en place et en pratique en instaurant les valeurs d’éthique et de civisme, et bien évidemment une perception de confiance. Las.
Juste après la promulgation du texte constitutionnel, il avait semblé que les populations avaient eu un regain d’intérêt pour la chose politique ; les partis politiques étaient plus hardis, voire même plus intelligents et surtout intelligibles, les syndicats moins inaudibles quoique toujours peu crédibles, les associations de la société civile donnaient de la voix pour arracher les droits encore enfouis dans la Tradition (libertés fondamentales, égalité vraie, sécularisation de plusieurs lois,…), l’adhésion des populations aux discours de différents partis politiques était plus importante, et cela devait se voir dans les taux de participation aux élections suivantes.
Bref, cette constitution devait améliorer le capital institutionnel du royaume, pour l’ancrer dans une pratique démocratique irréversible fondée sur des corps d’intermédiation puissants, organisés et influents. La politique est faite d’expression et de passion, parfois la crispation, souvent la tension et toujours l’émulation. Le talent y tient une grande place, l’innovation est incontournable et l’amélioration des institutions, des structures et des programmes ne doit pas cesser. Mais avec le temps va, tout s’en va disait l’autre, et essentiellement les meilleures dispositions et les bonnes habitudes.
En douze ans, il y a eu un inversement incompréhensible. De beaucoup de communication et de charisme et peu de talents en 2012, le Maroc des personnels politiques est passé à bien plus de compétences mais très peu de communication. Les deux n’ont pas fonctionné (même si le mandat actuel n’en est encore qu’à sa première moitié). Une politique conquérante doit être la combinaison de talent et de communication, d’un savoir-faire qu’on fait savoir.
Mais il y a un autre problème, bien plus insidieux, car il déterminera la bonne tenue, ou pas, de la politique, et de la stabilité du pays. Entre les populations et les gouvernants doivent prospérer ce qu’on appelle les corps d’intermédiation, essentiellement les partis politiques, les syndicats et les associations de la société civile.
1/ Les partis politiques. Leur objectif unique est de figurer dans une majorité, idéalement de la conduire ; les dirigeants de ces partis se trouvent ainsi au gouvernement. Mais une fois leur objectif atteint, ils se taisent,
solennisés dans leurs éminentes fonctions ; les autres, dans l’opposition, se taisent aussi, tétanisés par leur échec. Dans les deux cas, les partis politiques ne remplissent pas leur fonction d’encadrement des populations.
2/ Les syndicats. Ils sont inexistants, insignifiants, incompétents et parfaitement non fiables ; on n’en connaît très peu et très peu peuvent citer des syndicalistes par leur nom. Sur une population active de 12 millions d’âmes, on estime le nombre de travailleurs syndiqués à environ 5%, soit 600.000 personnes, essentiellement des fonctionnaires et des ouvriers. 600.000 salariés, c’est très peu pour être audible, crédible, efficace, et surtout influent, pour l’intérêt général.
3/ Les associations de la société civile. Elles existent, elles sont actives, elles se démènent, se surmènent, produisent de l’idée et de l’écrit, mais elles sont tout simplement ignorées par les gouvernants du moment. Abdelilah Benkirane leur vouait un profond mépris quand elles n’étaient pas de son bord, Saadeddine Elotmani avait, par exemple, opposé un silence impérial face à la fameuse pétition contre le cancer et Aziz Akhannouch n’a pas assez de sens politique pour sortir de l’arithmétique électorale et écouter les cris qui montent de la société. ; pour lui, les corps élus sont forcément intermédiaires. Grave erreur.
Tout cela est très dangereux, car une société a besoin qu’on l’écoute, qu’on prenne son pouls entre deux élections, qu’on se rapproche d’elle… mais lorsqu’on l’ignore, il se passe deux temps alors, celui du silence énervé, puis celui de l’énervement bruyant, qui peut mener à tout.
Aujourd’hui au Maroc, nous avons une classe politique atone et aphone (sauf quelques petits clapotis ici et là), des syndicats totalement délégitimés, croyant davantage en eux-mêmes qu’en leur mission, le tout face à des associations actives, revendicatives et très expressives. La somme de tout cela constitue les ingrédients d’une grande colère possible, comme cela se produit dans tant de pays proches ou lointains. Et les réseaux sociaux sont là pour servir de caisse de résonnance et d’amplificateur à cette colère.
Les partis politiques et les syndicats ont été vidés de leur substance. Peu importe qui en est coupable, c’est l’ensemble de la société et la stabilité de l’édifice qui en seront menacés si la crise multiforme que le royaume connaît perdure. Dans le meilleur des cas, la majorité qui sortira aux prochaines élections ne sera pas légitime, ce qui compliquera singulièrement les choses, quelles que soient ces choses, la « baraka » n’étant ni illimitée ni éternelle… Dans le pire des cas, ce sera pire !
Et il est déjà presque (trop) tard.
Aziz Boucetta