(Billet 854)– La liaison fixe au détroit de Gibraltar deviendra-t-elle aussi une idée fixe ?

(Billet 854)– La liaison fixe au détroit de Gibraltar deviendra-t-elle aussi une idée fixe ?

Relier les deux continents, Afrique et Europe, un mythe, puis un rêve, et aujourd’hui un début de réalité fondé sur une volonté mutuellement exprimée de réalisation. Madrid et Rabat, de vieux « aminnemis » qui se connaissent bien, qui se sont mutuellement occupés au fil de l’Histoire, qui se sont tour à tour rapprochés, compris, éloignés, repris… semblent aujourd’hui être entrés dans une phase de concrétisation de leur liaison physique, une phase que l’on espère aussi longue que celle de la séparation.

1/ Histoire(s) du Détroit. Il y en a deux, l’une mythologique, selon laquelle Hercule ou Héraclès aurait fait de grands travaux d’infrastructure géologique, et l’autre, plus sérieuse, géologique tout court, qui explique la séparation des deux continents par une période de réchauffement climatique, de montée des océans et de submersion de terres ; la petite langue de mer qui existait alors, sur deux ou trois kilomètres, s’est élargie pour faire le Détroit actuel, large de 15 à 20 km.

Pour en revenir au grand Hercule, ses deux colonnes éponymes figurent aujourd’hui sur les armoiries du royaume d’Espagne.

2/ Histoire de la liaison fixe. Elle n’a jamais été une idée fixe dans l’esprit des dirigeants des deux pays ; Hassan II en avait parlé à son ami Juan Carlos, mais la politique était passée par là, faisant son œuvre, n’allant pas toujours dans le sens du rapprochement des peuples. L’idée remonte donc aux années 70, puis 80, avant d’être enterrée sous les décombres d’une politique espagnole regardant vers le nord de l’Europe et de celles d’une stratégie de l’Europe s’étant détournée de son flanc sud après la chute du mur de Berlin.

Madrid et Rabat en ont encore vaguement parlé dans les années 2000, mais le cœur n’y était pas (encore) vraiment. Aujourd’hui, le projet est sorti de ses tiroirs et peut-être que cette fois, cela fonctionnera-t-il et peut-être même que la construction sera-t-elle sérieusement envisagée, étudiée, évaluée, lancée et achevée.

3/ Faisabilité du projet. Depuis la réalisation des canaux de Suez et de Panama, percés voici un siècle et demi, tout est devenu possible, tout est désormais faisable, tout est amplement réalisable. Aujourd’hui, il y a les tunnels reliant la France et le Royaume-Uni sous la Manche (50 km, 15 milliards d’euros, 6 ans de 1987 à 1993), les îles de Honshu et Hokkaido sous le Pacifique, au Japon (54 km, 20 milliards de dollars actualisés, 12 ans de 1971 à 1983), le Danemark à la Suède sous la Baltique (8 km, 5 milliards d’euros, 4 ans de 1996 à 2000) , et d’autres encore qui lient deux parties d’un même pays ou deux pays de même culture.

Le Maroc a déjà montré son audace et sa capacité à s'engager dans de grands travaux (TGV, Gazoduc...), et l'Espagne également. La difficulté de la liaison fixe Maroc-Espagne est...

donc davantage « civilisationnelle » que financière (30 km, 10 à 15 milliards d’euros, 10 ans environ), avec la connexion de deux cultures, deux continents, deux religions, deux civilisations.

Le Maroc a ressuscité la moribonde société nationale d'études du détroit de Gibraltar (SNED) en plaçant l’ancien ministre et wali de Casablanca Abdelkabir Zahoud à sa tête et l’Espagne en fait de même avec sa société étatique en charge des études (Secegsa) et les deux ministres de tutelle en ont, semble-t-il, sérieusement parlé ce mois d’avril. L’avenir proche devrait « cracher le morceau ».

4/ Résistances. L’Europe unie acceptera-t-elle réellement cette liaison fixe entre l’Afrique et l’Europe ? Entre les identitarismes et les nationalismes, avec un zeste de racisme et de volonté d’ostracisme de l’Afrique, avec un Josep Borrell qui évoque le « jardin européen et la jungle alentour » et ce commissariat européen qui devait être mis en place en 2019 pour « la protection de notre mode de vie européen »… rien n’est moins sûr ! Le projet devra également vaincre les vicissitudes de la politique intérieure espagnole, tributaire des ultras plutôt rétifs à cette liaison fixe ; si celle-ci ne devient pas un projet d’Etat espagnol, sa réalisation sera toujours compromise.

Le pont (ou le tunnel) devront-ils relier le Maroc et l’Espagne ou, plutôt, l’Afrique et l’Europe ? Et dans ce dernier cas, la discussion et les négociations devront impliquer les deux ensembles continentaux ; et alors, comment « rassurer » les Européens qu’ils ne feront pas face à un « grand déplacement de migrants » ?

5/ Les inquiétudes « géo-humaines ». Les risques sont réels. Le Sahel connaît une période d’incertitude et d’instabilité politiques et de détérioration climatique ; des millions de personnes sont concernées. Si les Marocains candidats à l’émigration économique, et même clandestine, sont toujours nombreux, le risque pèsera davantage sur le Maroc qui, lui, sera mis sous pression par des populations croissantes souhaitant aller vers l’Europe, ou s’installer sur son sol. Ce n’est pas la hantise européenne du « déferlement », mais l’éventualité est réelle de voir augmenter les arrivées d’Africains, subsahariens et maghrébins. Il est important de le reconnaître, de l’envisager et d’en étudier les différents aspects, sans préjugés inutiles ni frayeurs disproportionnées.

Le projet de liaison fixe Maroc-Espagne, ou Afrique-Europe, devra être accompagné d’une politique de coopération économique plus robuste entre les deux ensembles continentaux. L’Afrique y est disposée mais la question mérite d’être posée de savoir si l’Europe est assez mature pour envisager une telle coopération, basée sur le principe gagnant-gagnant, qui se serait départie de sa condescendance et surtout de sa méfiance à l’égard de l’Afrique ?

Le projet de candidature commune triangulaire Maroc-Espagne-Portugal pour le Mondial 2030 est un premier pas. Il en faudra d’autres, plus globaux, réellement sérieux, résolument engagés, pour permettre cette fameuse liaison fixe qui aura attendu des décennies, voire plus, pour voir le jour.

Aziz Boucetta