(Billet 1089) – Ouahbi, el Mahdaoui et les autres…
Nous sommes à une époque où une nouvelle réalité prévaut, où de nouvelles règles se dessinent… mais sans que certains actes changent. Un journaliste s’exprime offensivement contre un ministre, le ministre le poursuit en justice, et le journaliste est condamné (en 1ère instance) à un an et demi de prison ferme et 1,5 million de DH. Du déjà vu ! Nous sommes blasés de cela et nous tous, Marocains, aurions mérité mieux ; un ministre magnanime qui use de verbe et de proximité pour convaincre, un journaliste plus en retenue et une justice plus en modération. Las…
Les faits. Hamid el Mahdaoui, dans sa chaîne Youtube de grande audience, dit sur le ministre de la Justice un certain nombre de choses concernant un possible soupçon de fraude fiscale, sans retenue dans le propos ; et Abdellatif Ouahbi, ministre de la Justice de son état, considère que ces propos étant diffamatoires, décide de poursuivre le journaliste en justice, pour diffamation.
Que le ministre de la Justice veuille défendre son honneur est tout à fait acceptable, comme il est parfaitement compréhensible que le journaliste dise ce qu’il pense être utile à son audience. Les deux sont parfaitement responsables, conscients et autonomes (on l’espère) de leurs actes, même si les deux sont « récidivistes de ces actes », M. Ouahbi pour avoir entraîné en justice, fait condamner (à quatre ans de prison ferme) et incarcérer Reda Taoujni (entretemps gracié par le Roi), et Hamid el Mahdaoui pour tenue de propos « inappropriés », en 2017 ou aujourd’hui. Mais convenons que les deux, aux conditions susmentionnées de responsabilité, de conscience et d’autonomie (on l’espère) sont dans leurs droits en s’exprimant pour l’un, en se défendant pour l’autre. Alors où est le problème ? Le problème est dans la sévérité de la justice, même si les juges sont, autant que les précédents, responsables, conscients et autonomes (on l’espère aussi) de leurs actes.
En effet, il n’est ni ne devrait être normal que pour une affaire de diffamation, sans récidive, (M. el Mahdaoui avait été jugé et condamné pour d’autres faits en 2017), un prévenu puisse être condamné en instance à un an et demi de prison ferme et à payer 1,5 million DH de dommages-intérêts, pour le simple fait qu’il se soit exprimé et commis une erreur (si c’est une erreur). Cela fait désordre dans un pays qui commence pourtant à être ce qu’il aspire à devenir. De tels jugements, avec tant de jeunes et de moins jeunes qui sont passés, risquent ou iront dans la case prison, cela fait vraiment désordre ! Il ne devrait pas être ainsi, ce Maroc dont nous rêvons et qui est tellement à notre portée…
Il manque à ce pays, et cela a déjà été dit, une justice dédiée aux médias. Autrefois, voici
plus de 10 ou 20 ans, la chose était difficile, pour des raisons aussi nombreuses que diverses. Aujourd’hui, avec les nouvelles lois sur l’expression numérique, les procès en diffamation qui prospèrent, les condamnations de jeunes pour propos séditieux sur la toile qui se multiplient, l’inquiétude des masses populaires qui point…, il est plus que temps et encore plus nécessaire que le pays dispose d’une justice spécialisée dans ces affaires, pour qu'au moins les juges cessent de faire les grands écartsentre code de la presse et le code pénal...
En structurant spécifiquement et catégoriellement la justice, cela éviterait bien des débats justifiés sur l’injustice. Si l’administration, la famille, le commerce… ont leurs juridictions et leurs législations, l’ « expression » devrait pouvoir aller aussi dans cette voie. Il y va de la paix sociale car nous sommes là confrontés à une incompréhension de génération, entre ceux qui pensent pouvoir tout dire, d’autres qui disent ce qu’ils veulent et comme ils le veulent, les cibles qui doivent également devoir se protéger, comme les individus, les organisations et aussi l’Etat… et la justice, qui juge et condamne avec ce qu’elle a.
Oui, l’Etat au sens global du terme doit pouvoir être protégé des dérives de l’expression débridée, de la même manière qu’il avait fallu, des décennies durant, protéger la libre expression de la brutalité répressive ou au moins excessive de l’Etat. A cette époque, la puissance publique était réellement puissante et détenait tous les moyens de brider l’expression. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux et, plus généralement, la révolution numérique, ce sont les militants/influenceurs/journalistes qui possèdent la puissance. Une vidéo, un statut récoltent facilement et rapidement des millions de vues, alors même que les membres du gouvernement, et même leur chef, culminent à quelques centaines de milliers de vues… et encore, en payant !
Il n’est dans l’intérêt de personne de sensé d’affaiblir l’Etat et ses institutions, et en lui portant des coups de boutoir réguliers, répétés, incessants, souvent sournois, parfois tout simplement mensongers, on affaiblit l’Etat. Il faut donc trouver un équilibre – et pas seulement au Maroc car l’essor de l’internet ne concerne pas seulement le Maroc – entre l’indispensable liberté d’expression des citoyens et la nécessaire puissance de l’autorité publique. D’où une justice dédiée avec des juges spécialisés.
Dans l’intervalle, de tels jugements violemment privatifs de liberté font vraiment désordre, ruinent l’image du pays que le pays s’évertue pourtant à soigner, sapent l’autorité morale du gouvernement et font passer pour héros des gens qui ne le sont pas forcément. L'Etat ne doit pas plus être considéré comme "ennemi" par les citoyens qu'il ne doit les tenir, lui, pour "dangereux".
« أليس منكم رجل رشيد » (n’y a-t-il pas parmi vous un homme raisonnable ?). On l’espère.
Aziz Boucetta