(Billet 1115) – Trump et le Maroc, à quoi faut-il s'attendre ?
Dans ce monde qui bouge sans cesse et qui apporte chaque année son lot d’incertitudes et son cortège de forfaitures, la diplomatie marocaine a compris le jeu et les enjeux, et a décidé de bouger à son tour. Cela a été théorisé et exposé le 20 avril 2016, dans le mémorable et désormais fameux discours du roi Mohammed VI à Ryad, avec cette volonté désormais affichée et décomplexée de maintenir et cultiver les partenariats anciens tout en prospectant et en ouvrant de nouvelles alliances. C’est intelligent, c’est audacieux, mais cela ne risque pas de plaire à tout le monde, dont Donald Trump. Que fera le Maroc ?
Le royaume, on le sait, a un problème avec la communauté internationale, et ce problème s’appelle le Sahara, marocain pour les Marocains, occidental pour tous ceux qui n’en reconnaissent pas la marocanité. En face, l’ONU et son Conseil de sécurité… tant que les choses allaient bien entre les grands, Rabat était mis sous pression, concédant toujours quelque chose aux puissants, souvent uniquement pour maintenir le statu quo, et souvent aussi juste avant le vote de la résolution consacrée au Sahara. Et puis le Maroc a compris… il a compris que ce n’est qu’en proposant et en osant qu’on arrive à ses fins ; ainsi, en 2007, il propose le plan d’autonomie, et en 2022, il ose le « prisme ».
Dans l’intervalle, et dès après l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche en 2017, commencent les discussions, tractations, négociations qui devaient aboutir, en décembre 2020, à l’Accord Tripartite Etats-Unis-Maroc-Israël, aux termes duquel les deux pays reconnaissent la marocanité du Sud marocain, en contrepartie d’une officialisation des relations Rabat-Tel Aviv. Le Maroc s’est alors senti pousser des ailes, engageant un bras de fer avec Madrid et Berlin, puis Paris, se rapprochant encore plus, encore mieux, des royaumes et émirats du Golfe, multipliant les initiatives sur le continent africain (médiations et désenclavement du Sahel, façade atlantique africaine, Observatoire de la migration…), s’essayant avec un succès croissant à l’Amérique latine…
Parallèlement à tout cela, Rabat gagne en courage, augmente en témérité et franchit le seuil de l’autonomie diplomatique et géostratégique. Il signe avec les Russes un partenariat stratégique global, puis un accord sur l’atome, refuse de systématiquement condamner Moscou sur injonction occidentale, et développe encore plus ses relations multidimensionnelles avec la Chine. Et les choses deviennent intéressantes avec ce dernier pays, à travers le lancement récent de la construction de la Gigafactory de batteries électriques de Kenitra, qui vient renforcer le projet de la Cité Mohammed VI Tanger Tech. En novembre dernier, le président Xi Ping effectue une visite aussi courte que remarquée à Casablanca, une escale technique éminemment politique lors de laquelle, reçu en grande pompe par le prince héritier, en présence d’Aziz Akhannouch, il s’entend confirmer par Moulay Hassan que « la famille royale et le gouvernement marocains sont fermement engagés dans le développement des relations bilatérales et sont prêts à maintenir des échanges de haut niveau avec la Chine et à renforcer la coopération dans divers domaines » ; le Prince affirme et le chef du gouvernement confirme.
Or, les Chinois, connus pour voir loin, ont leur idée. Investir et s’investir au Maroc leur permettra d’avoir accès aux marchés de l’UE et des Etats-Unis, deux espaces ayant signé des partenariats de libre-échange avec le Maroc. Et de fait, si les Chinois fabriquent leurs batteries électriques dans le royaume et que le label Made in Morocco soit engagé et possible, le Maroc jouera dans la cour des Grands, mais lesdits Grands, côté occidental, pourraient bien ne pas donner leur bénédiction à tout cela. En effet, permettre et même faciliter la concurrence chinoise de l’industrie automobile électrique occidentale est pour le royaume une entreprise ambitieuse, audacieuse, mais périlleuse ; car parmi les industriels concernés figurent Tesla, appartenant à un certain Elon Musk… et parce que, aussi, on a vu comment Donald Trump œuvre à protéger les industries de son pays. Et celles de son ami.
Il n’en faudrait donc pas plus au Maroc pour irriter Trump, qui aurait déjà fait savoir ses réserves sur les relations de plus en plus fortes entre Rabat et Pékin. Or, il y a Israël, Gaza, la question palestinienne, et la reconnaissance par Washington de la marocanité du Sahara. Et on sait le peu de cas que le président américain fait de la parole donnée ou des accords signés… Le Maroc devra donc s’attendre, dans les jours ou semaines qui suivent, à des négociations serrées avec les Américains de Donald Trump et d’Elon Musk. On peut même dire et prédire que la diplomatie marocaine devra affronter des moments difficiles car on sait aussi la violence et la brutalité des négociations avec Donald Trump.
Le Maroc est un pays pré-émergent, qui se donne les moyens et se drape de l’ambition de son émergence ; il est membre influent de la Ligue arabe et de l’Union africaine ; il a signé à tour de bras des partenariats avec l’Etat d’Israël, actuellement au centre des préoccupations américaines pour l’après-massacre de Gaza, et il est lié par l’Accord Tripartite ; il traite avec les Chinois et les Russes dans des secteurs considérés comme stratégiques par les Occidentaux, il s’installe et s’impose comme plateforme portuaire mondiale ; il est le facilitateur de l’engagement émirati dans le Sahel…
Et donc, en toute logique, et au vu de la manière brutale de Trump de considérer des alliés aussi proches que le Canada ou l’Union européenne, on peut s’attendre à un traitement dur à l’égard du Maroc. Comment Rabat réagira-t-il ? Quelles seront les concessions qu’il acceptera : consolidation avec Israël, dans quel sens et quelles limites, et/ou distanciation avec Chine et Russie, dans quels secteurs et à quelle ampleur ?
Dans le cas où le bras de fer s’engage, le Maroc n’aura qu’une seule carte à jouer, celle qu’il maîtrise le mieux, celle où il a le plus d’atouts, le temps. Donald Trump a deux ans pour appliquer sa politique et, s’il reconduit sa majorité absolue dans toutes les institutions américaines en 2026, il aura deux ans de plus. Le Maroc aura-t-il la force de tenir ces deux ou quatre ans, sachant que M. Trump ne joue pas le jeu, ne respecte aucune règle (on se souvient de l’attribution du Mondial 2026 et des menaces trumpiennes) et qu’il pourrait créer des problèmes à Rabat avec son voisinage, avec l’ONU, avec la FIFA (Mondial 2030), avec une Algérie prête à tout pour ennuyer le Maroc, y compris renoncer à ses amitiés russes pour s’approcher des Etats-Unis…
D’ores et déjà, il semblerait que Washington joue l’équilibre entre les deux rivaux maghrébins. Voici ce qu’a dit Marco Rubio à Nasser Bourita, le 27 janvier : « Le secrétaire d’État, Marco Rubio, s’est entretenu aujourd’hui avec le ministre des Affaires étrangères du Maroc, Nasser Bourita. Le secrétaire et le ministre ont discuté du partenariat solide entre les États-Unis et le Maroc pour faire progresser la paix et la sécurité régionales et mondiales, sous le leadership du roi Mohamed VI. Ils ont discuté de la mise en œuvre de l’accord de cessez-le-feu à Gaza, de la libération des otages et du rôle de chef de file du Maroc dans l’apport d’aide humanitaire à Gaza »… et voilà ce que le même Rubio a dit à Ahmed Attaf, le chef de la diplomatie algérienne, le lendemain : « Le secrétaire d’État, Marco Rubio, s’est entretenu aujourd’hui avec le ministre des Affaires étrangères algérien, Ahmed Attaf. Le secrétaire et le ministre des Affaires étrangères ont discuté du partenariat solide entre les États-Unis et l’Algérie pour faire progresser la paix et la sécurité régionales et mondiales, sous le leadership du président Tebboune. Ils ont discuté de la mise en œuvre de l’accord de cessez-le-feu à Gaza, de la libération des otages et du rôle de chef de file de l’Algérie dans l’aide humanitaire apportée à Gaza ». Cherchez la différence…
Contrairement à la France et à l’Espagne avec lesquelles, pendant la période de froid, il fallait parler aux Français et aux Espagnols et les convaincre, avec l’Amérique trumpienne, il en va autrement. Elle n’est pas réceptive au discours de raison et encore moins à celui du bras de fer, et c’est donc sur le front interne que les choses vont se jouer pour le Maroc, et en premier une société civile engagée et donc impliquée et donc informée, une économie en ordre de marche où rente, mauvaise gouvernance et manque d’audace n’auraient plus droit de cité et, enfin, une classe politique, un gouvernement et un chef de gouvernement autrement plus impliqués et bien plus efficaces, pour soutenir un Nasser Bourita qui en aura bien besoin. Mais ça, personne n'y pense, tout le monde se met en mode Mondial, comme le fait très justement remarquer notre consoeur et amie Souad Mekkaoui...
Aziz Boucetta