(Billet 1109) - L'Amérique a la rage !
C’est l’exclamation de Jean-Paul Sartre en 1953, une interjection à l’époque comprise comme un soutien à ce qui existait alors sous le nom d’URSS. Et bien, aujourd’hui, avec le retour de Trump à la Maison Blanche, on peut dire la même chose, sans pour autant cette nouvelle Amérique expansionniste qui se dessine sous nos yeux. Sauf que les temps ont changé, les protagonistes ont muté, les moyens sont bien plus importants et le choc des civilisations unilatéralement déclaré, plus marquant et plus marqué.
Donald Trump veut bloquer par la force sa frontière méridionale, entend rebaptiser le Golfe du Mexique en Golfe de l’Amérique, souhaite supprimer le droit du sol, insiste pour faire payer les pays étrangers, projette de reprendre le canal de Panama et de mettre la main sur le Canada et sur le Groenland… Donald Trump veut tout, récupérer les cerveaux du monde entier, rapatrier les industries américains et relocaliser chez lui celles des autres, contrôler l’économie mondiale au moyen du dollar, etc…
Peut-on lui reprocher cela ? Peut-on le condamner pour vouloir défendre et protéger son pays ? Assurément non. Il faut juste faire comme lui, et même plus, pour lui résister. Qui le peut, parmi les nations du monde ? Seul, aucun pays ne peut ni ne pourra résister à cette irrésistible rage de vaincre et de posséder des Etats-Unis. Mais en groupe, en réunion, en collectif, comme on veut, c’est possible, car la coopération devient incontournable, pour éviter d’être phagocyté par la « Pax Americana ». Une sorte de multilatéralisme anti-américain naîtra, émergera et devra bien s’imposer pour que le monde de demain continue de ressembler à celui que nous connaissons, avec quelques aménagements.
A la fin de la cérémonie d’investiture de Donald Trump, ce 20 janvier, un rabbin, un pasteur évangélique et un prêtre se sont relayé pour prendre la parole. L’absence du bouddhisme et de l’islam est révélatrice. Huntington doit en frémir de ravissement dans sa tombe, lui qui avait prédit un conflit entre civilisations, et principalement entre l’Occident chrétien et les mondes musulman et hindouiste. Mais attention, ne nous y trompons pas, le concept même d’Occident changera avec M. Trump. Il ne s’agira plus d’un Occident incarnant les civilisations euro-américaine et nippo-coréenne (qui n’en demande pas tant), mais de l’Amérique en leader dominant, portant le flambeau, une Europe vaincue, dominée, vassalisée, presque asservie, et un pôle asiatique occidental qui s’émancipera avec Trump, créant un espace triangulaire, Japon, Corée du Sud et Taiwan, lié collectivement par une relation bilatérale avec les Etats-Unis de 2025. Cet Occident désormais américain sera également résolument chrétien, et donc porteur de l’idéologie – ou de la civilisation – « judéo-chrétienne », donc en opposition, voire en confrontation, avec les autres grandes confessions de la planète.
Mais si le bouddhisme et l’islam sont cornérisés par Donald Trump et son Amérique, cela les conduira, ou pourrait les conduire, à créer une entente d’un genre nouveau. Les germes de cette entente existent déjà, mais seulement dans une logique bilatérale et non dans un rapport de groupes régionaux. Face à une « Amérique en rage », les autres puissances accéléreront leurs rapprochements, leurs coopérations, leurs défenses… laissant seul l’Amérique et son désormais vassal déclaré, l’Europe.
Quand Donald Trump dit à l’Europe de payer pour sa sécurité, qu’il mobilise les Big Tech, ciblés par l’Union européenne, qu’il affirme vouloir rétablir la liberté d’expression aux Etats-Unis (laissant penser que cette liberté n’existe pas en Occident), qu’il assène qu’il n’y a que deux genres et non plusieurs (ce en quoi il n’a pas tort), cela signifie que l’Europe sera livrée à son sort, face aux Russes qui la menacent, aux Chinois qui l’appauvrissent, et aux Africains qui s’en affranchissent.
Ce n’est plus la Russie qui sera l’ennemi stratégique, l’adversaire existentiel de l’Europe, mais les Etats-Unis. L’Amérique de Donald Trump menace désormais le Vieux Continent, l’Union européenne, par l’économie, la finance, la technologie et, dorénavant, plus gravement, par les valeurs et le positionnement moral. Pour Trump, le règne des LGBT, c’est fini, le wokisme débridé, c’est fini, la générosité économique et les faveurs militaires, c’est aussi fini. Et n’oublions pas que le retour de M. Trump s’accompagne et se renforce par l’irrésistible accession des droites, à divers degrés d’extrémisme, en Europe. Cette tendance pourra aller soit vers une vassalisation accentuée de l’Europe, soit, si le souverainisme des droites européennes résiste à M. Trump, un éloignement, voire même un découplage entre Washington et Bruxelles, conduisant à un monde encore plus inconnu, encore plus dangereux.
Pour le Maroc, pays d’importance moindre pour l’administration Trump, il serait prématuré d’envisager quatre années de sérénité et de confiance. Le milliardaire américain est un calculateur. Il devrait reprendre avec Rabat ce qu’il avait laissé en 2021, à son départ. Un Accord Tripartite qui, pour continuer d’exister, devra redevenir véritablement tripartite, c’est-à-dire dans le sens d’une reprise des relations entre Rabat et Tel Aviv, sous les auspices américains. Premier péril ; comment réagira le Maroc, si Netanyahou est toujours là ? Second péril, les relations de plus en plus fortes entre le Maroc et la Chine, avec la récente, et même courte, visite de Xi Jinping à Casablanca. Les Chinois comptent sur l’emplacement géographique du Maroc et sur les accords de libre-échange ou de statut avancé du Maroc avec l’Europe et les Etats-Unis. L’offensive commerciale de Pékin en direction de l’Europe passe par le Maroc et les choses sont avancées. Tellement avancées que Donald Trump pourrait y voir une menace et exiger la fin de cette relation et des avantages accordés aux Chinois (n’oublions pas la menace sur Panama…).
La lueur d’espoir et même d’espérance qui accompagne le retour de M. Trump est son aversion connue pour l’ouverture d’hostilités armées ou même l’usage de sa puissance de feu. La force demeure pour lui un argument et non un programme. L’homme est un négociateur, un businessman, non un guerrier.
Mais il faut reconnaître et admettre qu’à l’issue des quatre années de Donald Trump à la Maison Blanche, le monde ne sera plus ce qu’il est aujourd’hui ; cela se fera par la pression, le chantage, la menace économique, la reconfiguration d’alliances, la brutalité verbale et même l’outrance diplomatique… avec tous les risques que cela pourrait engendrer. Si Washington n’use pas de sa force, il n’est pas sûr que d’autres puissances, acculées, s’en privent ; en effet, si l’Amérique a la rage de prendre, d’autres pourraient devenir enragées à l’idée de perdre. Et à la fin de ce mandat trumpien, soit le monde sera pacifié, et changé, soit il n’y aura plus de monde !
Aziz Boucetta