(Billet 830) – Les game-changers

(Billet 830) – Les game-changers

On dit souvent ces dernières années que « le monde change », et il change, en effet, profondément et rapidement. La raison ? Une accélération de l’Histoire qui advient simultanément à une prise de conscience des pays du Sud, devenu Sud global depuis que les pays de l’ancien Sud ou de l’ancien Tiers-Monde ont compris que leur avenir est entre leurs mains bien plus que dans les pensées des pays du Nord.

Il a fallu des constats et des malheurs, des abus et du temps pour que cette prise de conscience se produise, et elle n’a pu être que du fait de certains leaders qui sont sortis du lot pour affirmer haut et fort que les règles du jeu planétaire devaient changer. Ces game-changers sont en train et en passe de changer le monde. Ils sont de plus en plus nombreux, de plus en plus universels, de plus en plus imprévisibles, mais ils réfléchissent de la même manière consistant à bousculer l’ordre des choses, l’ordre jusque-là établi.

Leur crédo ? Le Nord global, autre appellation des pays occidentaux, est sur le déclin. Ces pays déclinent car leur jeu est apparu au grand jour. Il est apparu car d’autres émergent, et ces autres émergent car ils prennent leur destin en main, leurs ressources, leurs ambitions, leurs manières d’être et de faire, et leur nouvelle approche de la coopération directe, la fameuse coopération Sud-Sud. Qui sont les game-changers des temps actuels ? Qu’ils soient les leaders des pays émergés ou émergents, des puissances moyennes devenues grandes ou des moyennes puissances en devenir, ils appréhendent la géopolitique mondiale de la même manière, la leur.

Ils s’appellent Xi Jinping et Narendra Modi pour les plus importants par la richesse économique ou l’importance démographique, Recep Tayyip Erdogan ou Mohamed Ben Salmane, ou encore Mohamed Ben Zayed ou Tamim Ben Hamad, pour les puissances en devenir sur l’échiquier politique mondial que l’ancien conseiller national de sécurité américain Zbigniew Brezinski avait théorisé sans pouvoir en prévoir les évolutions actuelles.

En Afrique, ils ont pour nom Paul Kagamé, Mohammed VI, Muhammadu Buhari ou Laurent Gbabgo pour ces pays qui travaillent à s’affranchir d’une domination historique, qui défient et défont les tutelles occidentales et en appellent à un africanisme décomplexé et à une diversification des partenariats. Et même les militaires putschistes du Mali et du Burkina Faso, respectivement Assimi Goïta et Ibrahim Traoré, qui, malgré la pauvreté extrême et la fragilité de leurs pays, sont parvenus à...

exclure l’ancien colon du Sahel et à dérouler un nouveau discours anticolonialiste, mettant en place de nouvelles règles qui, bien que périlleuses et incertaines, n’en demeurent pas moins audacieuses et novatrices.

En Europe même, en principe le cœur du Nord global et de l’Occident, il existe des game-changers qui bousculent les règles et refusent les diktats de leurs propres alliances, avec comme figure de proue, bien évidemment, le Hongrois Viktor Orban lequel, à lui seul et avant la guerre d’Ukraine, avait commencé à poser les jalons de l’implosion d’une Union européenne installée dans son confort mais que les contreforts de son opulence empêchaient de voir le Sud global se lancer à son assaut.

En Asie, et bien qu’ils aient des intérêts aussi divergents que les capacités de leurs pays, Xi Jinping et Narendra Modi jouent leur propre partition, parfois à deux, souvent non, entre coalitions d’appoint, diplomatico-militaires ou de circonstance. L’Inde adhère au Quad mais aussi à Organisation de coopération de Shanghai, la Chine soutient la Russie, lui achète ses produits mais ne l’arme pas encore. En Asie, l’Iran et la Turquie convergent dans leur profil géopolitique régionaliste et divergent dans leur projection dans le monde, du proche au lointain ; mais les deux anciens empires comptent dans leur espace et pèsent de plus en plus au-delà.

Dans la péninsule arabe, les Emirats Arabes Unis de Mohamed Ben Zayed ont investi l’économie mondiale, la finance planétaire, le commerce international et même la conquête spatiale. Le Qatar, abritant l’une des bases militaires les plus importantes des Etats-Unis, entretient des liens politiques avec les Talibans et des relations énergétiques avec l’Iran, après avoir organisé et réussi son Mondial en dépit de la rugueuse hargne européenne. Quant à Mohamed Ben Salmane, vigoureusement condamné en Occident après la sinistre affaire Khashoggi, il défie et surprend aujourd’hui les Etats-Unis par sa politique pétrolière et défraie la chronique diplomatique occidentale en renouant brusquement avec son adversaire iranien.le Quincy a heurté l’iceberg MBS.

Ils s’appellent donc Xi Jinping ou Paul Kagamé, Viktor Orban ou Mohammed VI, Mohamed Ben Salmane ou Muhammadu Buhari, Narendra Modi ou Recep Tayyip Erdogan, et d’autres encore qui bousculent les habitudes géopolitiques mondiales jusque-là bien ancrées. Leur force nouvelle se fonde sur leur conviction des atouts du Sud et se forge sur les doutes des leaders hésitants du Nord.

Le monde change et tant que ces game-changers existeront, il continuera de changer, et ses règles avec.

Aziz Boucetta