(Billet 804) – Saïd Chengriha à Paris, la dangereuse erreur d’appréciation d’Emmanuel Macron

(Billet 804) – Saïd Chengriha à Paris, la dangereuse erreur d’appréciation d’Emmanuel Macron

Le chef d’état-major algérien Saïd Chengriha était, la semaine dernière, en visite à Paris. Cela devrait être anodin, une villégiature de galonné chez d’autres galonnés, mais non, car dans le cas franco-algérien, cette visite est importante, significative et porteuse de bien de périls, à plusieurs égards. Et elle concerne le Maroc et la zone Sahel à plus d’un titre également.

1/ Grande bascule géopolitique française dans la région. Elle est moins lourde que les changements intervenus en Afrique sur le plan global, avec la lourde présence de la Chine, l’arrivée bruyante des Américains, l’infiltration sournoise des Russes et la précipitation désordonnée des Israéliens, Turcs, Arabes du Golfe et autres, mais cette bascule française est importante car elle est l’ancienne puissance coloniale de la région Sahel et à ce titre, détentrice d’une influence économique et culturelle historique.

Pourquoi cette bascule est-elle intervenue ? En raison de la combinaison de l’intérêt ancien mais aujourd’hui actif des grandes et moyennes puissances mondiales pour le continent africain, de la mutation démographique africaine avec une prise de conscience des populations africaines quant à leur potentiel et celui de leurs pays, de la mauvaise lecture stratégique du président Macron et de sa personnalité empreinte de légèreté et de condescendance (à sa décharge, il est ainsi avec tous les dirigeants, excepté Joe Biden), autant d’éléments qui ont précipité le recul, puis le quasi départ français de la région.

Or, la France, plus que du gaz algérien, a vitalement besoin de l’uranium nigérien. Quitter le Burkina Faso, le Mali et d’autres pays est sans doute préjudiciable mais peut être compensé par Paris, mais pas l’uranium du Niger, qui procure 18% du nucléaire français et dont les mines d’uranium, au nord, sont géographiquement proches de l’Algérie. La France a subitement compris l’intérêt géostratégique qu’aurait pour elle un rapprochement avec Alger, qui a aussi, et simultanément, besoin d’un allié puissant après son éloignement de la très toxique, singulièrement affaiblie et désormais peu fiable sphère russe. Une convergence d’intérêts à court terme qui, cependant, a peu de chances de durer sur les moyen et long termes, en raison de la précarité du pouvoir algérien actuel et des revendications croissantes et aujourd’hui étouffées de la population.

2/ Bascule militaire algérienne de la Russie vers la France. Depuis 1962, date de sa naissance, l’Algérie s’arme et s’approvisionne en pièces de rechange auprès de l’Union soviétique, puis de la Russie ; aujourd’hui, Alger a décidé de « travailler » avec la France. Mais on ne gomme pas plus 132 ans de présence française par un acte dit d’indépendance qu’on n’efface six décennies de partenariat militaire russe par une décision aussi rapide. On estime donc de 5 à 10 ans la période d’adaptation nécessaire pour faire passer l’armée algérienne d’un armement, d’une doctrine et d’une formation russes à un ancrage aux armées françaises, elles-mêmes n’étant fortes que par leur capacité nucléaire.

En outre, il n’est pas certain qu’au sein de l’armée algérienne, et après 60 ans de propagande anti-française, les cadres acceptent de bon gré cette bascule décidée par Saïd Chengriha… sans compter ceux qui ont intérêt à rester dans le giron de la Russie, laquelle ne manquera pas...

de réagir, avec la brutalité qu’on lui connaît.

Cette bascule a été amorcée par les pressions américaines sur Alger, en raison de cette loi US de 2017 qui prévoit des sanctions contre tout Etat en partenariat militaire avec les Russes. Moscou affaiblie, Alger a compris le message américain et s’est jeté dans les bras grands ouverts de Paris, qui accepte ici ce lot de consolation US après l’Aukus. Le budget de défense algérien est, faut-il tout de même le rappeler, de 23 milliards de dollars, dont 13 de plus décidés cette seule année 2023 !

3/ Alger peut-il vraiment remplacer la France au Sahel ? On ne s’improvise pas armée d’intervention à l’extérieur de ses frontières. Il faut pour cela avoir une histoire et une tradition militaires, comme la France, comme la Russie, comme le Maroc ou encore l’Egypte. Si Alger expédie son armée au Sahel, elle y sera confrontée aux Russes, « consommera » de l’armement sans pouvoir compter sur les pièces de rechange russes. Il lui faudra aussi du temps pour s’équiper en armements français et savoir s’en servir ; dans l’intervalle, l’Armée nationale populaire inaugurera une ère d’affaiblissement qui pourrait durer plusieurs années, et l’histoire des hommes est riche en campagnes militaires d’invasion ou sous forme d’expéditions menées par des armées affaiblies, qui se sont transformé en carnages (l’exemple ukrainien est là pour l’illustrer).

Ainsi donc, si le scénario de sous-traitance algérienne se confirme, le Sahel sera exposé à la menace considérable de passer du guêpier français au bourbier algérien, et Paris prendra le risque très probable de devenir le complice de crimes de guerre massifs. En outre, la France en s’alliant aussi étroitement à Alger, les yeux et les pensées rivés sur la manne financière à venir, omet le fait qu’elle deviendra le pourvoyeur en armes d’un pays ami de l’Iran et donc de son prolongement le Hezbollah, dont plusieurs analyses confirment la présence au Sahel et qui crée un véritable problème à l’OTAN en particulier et au bloc occidental en général.

4/ Et le Maroc ? Le pouvoir militaire algérien, on le sait, est animé par une aversion – sinon haine – chronique à l’égard du Maroc, pour des raisons qu’il serait trop long d’énumérer ici. Les deux dernières années en ont montré l’ampleur et le danger. Si raison il y a à Alger, elle disparaît dès lors qu’il s’agit du Maroc. En équipant l’ANP de matériel de pointe, comment les Français pourraient-ils vraiment s’assurer que ces armements ne finiront pas à Tindouf, entre les mains du Polisario, lequel assume le plus sereinement du monde des projets d’attentats sur le sol marocain ?

Par cette nouvelle alliance, célébrée en France macronienne mais entourée du silence le plus absolu dans les autres institutions et les médias, le président Macron fait encore une fois montre d’une singulière et sévère myopie géopolitique. On en a vu les résultats au Sahel, d’un pays à l’autre, et aujourd’hui, cela risque de créer d’extraordinaires remous dans la zone maghrébine. Armer l’Algérie et l’impliquer au Sahel, qui peut encore empêcher cette très hasardeuse et potentiellement meurtrière « erreur » d’appréciation d’Emmanuel Macron, portant les germes d’un embrasement régional ?

Aziz Boucetta