(Billet 718) – Abdellatif Jouahri tout en nuance
Dans tous les pays du monde, et en dehors des chefs d’Etat, il existe des personnes dont la parole vaut son pesant d’or, des gens dont on guette les sorties, qu’on écoute, et dont les propos éclairent sur la situation présente et celle à venir. Au Maroc, pays de taiseux en substance et par excellence, Abdellatif Jouahri fait partie de ces personnes, de ces très rares personnes qui ne parlent pas pour ne rien dire et qui disent même de grosses et déplaisantes vérités quand ils parlent.
Dans la conjoncture actuelle, faite d’incertitudes voire même d’inquiétudes diverses, il est bon d’entendre ce personnage expliquer ce que le gouvernement ne dit pas, ou dit peu, ou mal. Pourquoi les prix flambent, que faut-il faire, quand et comment ? Les réponses ont été données à l’issue de ce Conseil de la Banque centrale du 21 juin. Et ce qui était prévu et attendu s’est confirmé : le taux directeur ne changera pas, une décision qui prend le revers des positions des autres banques centrales dans le monde, lesquelles ont toutes relevé leurs taux pour limiter les tensions inflationnistes.
Pour Abdellatif Jouahri, notre inflation n’est en fait pas la nôtre, elle est importée par le renchérissement des prix des produits énergétiques, et donc de tout le reste. Et de fait, et alors que nous vivions dans un confort relatif, et parfois même terne, d’une inflation inférieure à 2%, le Maroc connaîtra cette année un taux d’inflation de plus de 5%, avant de retrouver sa quiétude habituelle en 2023.
Là, Ssi Abdellatif Jouahri s’avance peut-être imprudemment car nul ne sait de quoi sera faite l’année 2023, s’il pleuvra ou non et si la guerre en Ukraine sera finie. Ou aggravée, car étendue à de dangereuses limites. Et notre économie étant ouverte et donc dépendante des autres, il faudra également attendre de voir comment évolueront celles des pays partenaires, essentiellement européens, confrontées à un effet boomerang de leurs sanctions contre la Russie de Vladimir Poutine.
Mais dans l’immédiat, le banquier en chef du royaume aura pris
la bonne décision, comme d’habitude, ne cédant rien aux pressions rigoristes des uns et résistant aux tentations « laxistes » des autres. Et c’est ainsi que doit se comporter un gouverneur de banque centrale, dans l’autonomie de pensée et l’indépendance de décision… surtout quand on sait que le gouvernement, malgré ses rodomontades, navigue à vue, cramponné à un gouvernail très instable.
Il reste que depuis des années, Abdellatif Jouahri nous a habitués à ses « petites phrases » sur la marche politique du pays, et le fonctionnement des institutions. Il a parlé d’implication, de confiance dans la politique, puis aussi des conflits qui émaillent et souvent déchirent les personnels politiques, et bien d’autres choses… Et c’était vrai, tellement vrai que certains hommes politiques ont remis en question son positionnement et que d’autres, plus hardis et plutôt haut perchés, demandent même son départ.
Mais Abdellatif Jouahri, ancien homme politique (ministre des Finances entre 1981 et 1986, à une période économiquement trouble et socialement troublée) et ancien banquier (patron de la BMCE dans les années 90), sait de quoi il parle, et il a connu les responsables politiques actuels quand ils n’étaient encore que des seconds couteaux, des tiers inconnus ou des cinquièmes roues.
On peut donc s’interroger, s’étonner même du fait qu’il n’ait pas trop parlé des « anomalies » actuelles dans la gouvernance, puisqu’il a l’habitude de dire clairement ce que les autres pensent discrètement. Pourquoi des prix anormalement élevés pour les produits énergétiques, et que les cours mondiaux ne justifient pas ? Pourquoi le gouvernement tarde-t-il tant à s’atteler sérieusement aux questions de souveraineté ? Et bien d’autres questions du genre…
M. Jouahri craindrait-il donc ce gouvernement, fait de technocrates rétifs à toute forme de critique ? Lui qui a si souvent parlé de confiance, et alors qu’il parlait d’investissements, domestiques ou étrangers, pourquoi n’a-t-il rien dit sur les tracasseries subies par certains investisseurs dans certains secteurs ?
Mais sans doute que notre octogénaire et très aguerri wali de Bank al-Maghrib se réserve-t-il pour le rapport qu’il présentera dans quelques semaines au chef de l’Etat…
Aziz Boucetta