Vidéo, vice et vie privée, par Aziz Boucetta
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- 10 août 2016 --
- Opinions
La semaine dernière, début août, alors que le Maroc célébrait la fête du Trône, une vidéo a circulé sur les réseaux, avant de disparaître aussi subitement qu’elle était apparue… mais des écrans seulement, et pas forcément des esprits. Elle montrait, à en croire la voix off qui commentait, un ministre et un conseiller du roi, en boîte et en goguette. Brusque levée de boucliers sur le web, avant que les choses se calment, tout aussi brusquement. Dans le silence assourdissant des médias et de la classe politique, prompte à se jeter dans les abris à la première alerte, trois questions se posent néanmoins : la vidéo elle-même, le concept de vie privée et le communiqué du PJD qui s’en est suivi.
La vidéo
Flou, de très mauvaise qualité et réalisé dans la pénombre, cet enregistrement montre un homme qui pourrait ressembler au ministre des Affaires étrangères, Salaheddine Mezouar, et une tête prise de profil et qui pourrait vaguement évoquer celle du conseiller du roi Fouad Ali el Himma. La grande incertitude quant à l’identité des personnages filmés n’a alors d’égale que la virulence des accusations, citations religieuses à l’appui et populisme aussi facile qu’imbécile en renfort.
Cette vidéo, nous l’avons visionnée, comme des dizaines de milliers de Marocains, ici et ailleurs. Personne ne peut affirmer catégoriquement qu’il s’agit bien des deux personnages épinglés, nommément cités, vigoureusement critiqués. Or, quand on se considère comme civilisé, quand on estime être respectueux du droit des personnes et de leur présomption d’innocence (si tant est que boire du champagne en boîte de nuit est condamnable), on accorde le bénéfice du doute, puis on poursuit sa route.
De plus, cette vidéo, supposée avoir été tournée lors du voyage du roi dans les pays du Golfe, fin avril, a été diffusée trois mois après. Si le scandale avait été vraiment avéré, elle l’aurait été aussitôt après son tournage. Et puis, peut-on réellement imaginer que deux personnages de premier plan puissent s’attabler ainsi, dans un lieu public… et sans sécurité rapprochée, en ces temps troubles où le terrorisme empeste l’univers et où Daech infeste le monde ?
Enfin, pourquoi le vidéaste, semble-t-il très remonté contre les deux hommes dans lesquels il a vu un ministre et un conseiller, ne s’est-il pas rapproché pour confirmer ses affirmations et préciser les traits des deux hommes ? Réponse : accuser est confortable et affirmer son aigreur est consolable. Cet homme qui se présente comme le chantre de la vertu ne fait en réalité que refléter un vice de plus en plus répandu, en l’occurrence l’usage anonyme du net pour des règlements de comptes politiques aussi populistes que fantaisistes.
Cette vidéo est une infamie car elle porte atteinte à l’honneur de deux responsables, ainsi jetés en pâture à la vindicte d’une population en mal de sensations fortes (remarquons la jubilation de ceux qui disent, avec un sourire malsain, « c’est eux ! »). Ce vidéaste est un imposteur car s’il chérissait vraiment ce pays, et son roi, comme il n’a cessé de le dire, il aurait soit été plus précis, ou se serait tu à jamais. Ce qui aurait mieux valu, pour sa conscience, dans l’improbable cas où elle existerait.
La vie privée
La vie privée d’un homme public est une chose qui n’existe pas. Un personnage public est tenu à l’exemplarité, puisqu’il est public. La vie privée d’un homme public ne s’applique qu’à son entourage, sa famille, son intimité, mais pas à son comportement, a fortiori quand ce comportement est fait dans un espace public.
L’affaire du recrutement de la fille de Benkirane dans la fonction publique relève de la vie privée de Benkirane tant qu’aucune intervention paternelle n’avait été prouvée. L’affaire des deux ministres mutuellement épris relevait de l’espace public, puis était retombée dans la sphère privée aussitôt leur sortie du gouvernement actée. La notion de vie privée est donc très précise, et doit être excipée avec prudence et précaution. Et de ce fait, pas plus Salaheddine Mezouar que Fouad Ali el Himma, et d’autres responsables de premier plan, n’ont droit à une vie privée, puisqu’ils sont personnages publics, et qu’ils ont choisi de l’être.
Partant de ces principes, les agissements d’un personnage public intéressent l’opinion publique. La logique est là. Et c’est pour cela que les hommes et femmes publics, quand ils sont épinglés par les médias (professionnels ou sociaux), réagissent, démentent, expliquent. Au
Maroc, le meilleur exemple a été donné par le roi Mohammed VI, par deux fois en un an. La première était l’affaire du compte bancaire HSBC et la seconde concernait celle dite des Panama Papers ; dans les deux cas, l’avocat du palais (qu’on aurait de la peine à imaginer s’exprimer dans les médias sans autorisation) a fourni les explications, et dans les deux cas, les affaires ont fait pshiiit.
C’est cela l’exemplarité… on agit dans des conditions qui peuvent relever de la vie privée, mais quand l’espace public s’en saisit, le personnage public apporte sa vérité et expose sa version. Et comme il est un personnage public, tenu de dire la vérité, ses explications en général suffisent.
Il aurait donc été judicieux que les deux responsables dont les noms ont été jetés en pâture à l’opinion publient un démenti. Le silence n’est pas toujours la posture idéale car même si l’affaire n’est plus évoquée dans les réseaux sociaux, on en parle toujours dans les chaumières. Bien plus qu’on ne le pense.
Le communiqué du PJD
Mais pourquoi n’en parle-t-on plus, aujourd’hui, dans les médias et les réseaux, de cette affaire ? Aucune réponse exacte ne peut être avancée, mais une coïncidence peut, et doit, être relevée… Mardi 2 août, on ne parlait que de cela. Mercredi 3 août, le PJD publie un communiqué où il appelle les siens à ne pas évoquer cette affaire et à « s’en tenir à la position officielle du parti ». Et depuis, silence total sur les ondes. On en retiendra la conclusion que l’on voudra, mais que l’on réfléchisse avant…
Pourquoi le PJD a-t-il jugé important de publier son communiqué, et pourquoi lui seul ? Parce qu’il a été accusé d’être derrière la diffusion de la vidéo. Certes, mais ce n’est pas la première fois… sauf peut-être que cette fois était celle de trop. Le fait qu’immédiatement après la publication du communiqué, les partages et la large diffusion de la vidéo aient cessé est, sans doute, la signature d’un forfait mal calculé et d’un dérapage sérieux. Nous sommes, ne l’oublions pas, en précampagne électorale où, dixit le roi, « dès que la date des élections approche, on assiste à une frénésie quasi-résurrectionnelle où règne le chacun pour soi, et où personne ne connaît plus personne. Tous, gouvernement et partis, électeurs et candidats, perdent la tête et sombrent dans un chaos et dans des luttes qui n’ont rien à voir avec la liberté de choix incarnée par le vote »…
Autre point, subsidiaire : le PJD annonce le plus solennellement qui soit que « l’atteinte à vie privée des personnalités publiques et de l’ensemble des citoyens est une entorse à la religion, à la loi et à la morale » ; une annonce en forme de révolution, quand on connaît la posture résolument moralisatrice du PJD. Cela le contraint désormais, et cela rappelle que cela n’avait pas été le cas pour l’affaire des « jupes d’Inezgane », du lynchage de l’homosexuel de Fès, de l’agression des deux homosexuels dans leur appartement de Beni Mellal, de la condamnation à la prison avec sursis de deux pauvres hères ayant bu pendant ramadan sous une chaleur harassante, exerçant un métier pénible … Le PJD aurait-il donc changé de dogme ? Accepterait-il désormais, à l’avenir, la sacralité de la vie privée, dans le cadre de la loi, bien évidemment ? Comprendra-t-il que la politique des deux poids deux mesures va à l’encontre de son maâqoul et de sa morale qu’il ne cesse de clamer et de sa vertu qu’il n’a de cesse de proclamer ? Admettra-t-il, également, le concept de « vie privée », dans la réalité et dans les faits, et non seulement dans les effets d’annonce ? Consentira-t-il, enfin, à ce que la pratique religieuse relève de la vie privée, et que la foi de l’opinion publique n’est finalement que la somme de la vie privée de tous, et de toutes aussi ?
La courte histoire de cette vidéo montre finalement que le Maroc est encore loin de l’Etat de droit car si les lois sont là, leur application matérielle et leur compréhension morale n’est pas encore au rendez-vous. On accuse sans preuve, on condamne sans vergogne, on jubile du malheur des uns et on se réjouit de l’étalage des affaires des autres. Sans compassion, sans empathie, sans intelligence. Et ce n’est pas comme cela qu’on bâtit une nation fière et conquérante, et ce n’est pas comme cela qu’on confirme cette « exception marocaine » dont on se glorifie tant, et à tort.