De la drague hédoniste au harcèlement sexuel islamiste, par Abdessamad Dialmy*

De la drague hédoniste au harcèlement sexuel islamiste, par Abdessamad Dialmy*

Suite à la violence sexuelle subie récemment par une jeune fille à Tanger, voici quelques idées que j’ai déjà émises au sujet de la violence sexiste et sexuelle et que je reprends ici avec quelques autres précisions et propositions.

            La violence sexuelle subie par la jeune fille en question n’est pas un harcèlement sexuel, mais plutôt un abus sexuel, voire un attentat à la pudeur ou une atteinte à la pudeur publique. Et il faut également rappeler que les agences des Nations-Unies comme l’OMS, le FNUAP et le HCR énumèrent différentes formes de violences sexuelles à l’égard des femmes, allant de la moins grave, le harcèlement en l’occurrence, à la plus grave, le viol, en passant par l’abus sexuel. D’autres violences sont également identifiées comme l’exploitation sexuelle, les tortures sexuelles comme arme de guerre…

            Le harcèlement sexuel dans la rue est-il justiciable ?

            Certes, la vidéo Tanger a choqué l’opinion publique, mais ce genre de violences sexuelles se répète sans constituer un phénomène statistiquement fréquent et significatif. La dernière enquête du HCP révèle en effet que le pourcentage des violences sexuelles à l’égard des femmes reste très faible, une fois comparé à celui des violences psychologiques et physiques. Comme les autres (mé)faits antérieurs du même genre, le (mé)fait sexuel de Tanger est un fait divers amplifié par les réseaux sociaux, et ainsi transformé en fait spectaculaire, en spectacle donné à un voyeurisme national qui ne dit pas son nom.

            Pour revenir au harcèlement sexuel de manière précise, il faut rappeler que le « Code pénal » marocain pénalise le harcèlement sexuel en milieu professionnel depuis 2003. Ce harcèlement est appelé également sextorsion dans le sens où il s’agit d’extorquer à la « victime » une faveur sexuelle contre une faveur professionnelle, voire contre un droit qu’on refuse d’accorder la « victime » à moins que celle-ci n’accorde une faveur sexuelle.

            Quant à la loi 103-13 de 2018, elle va plus loin en pénalisant le harcèlement sexuel dans l’espace public/rue. Cependant, cette loi définit le harcèlement sexuel comme un fait répétitif, un fait répété par la même personne contre une même personne. C’est la répétition qui définit ici le harcèlement comme délit permettant de poursuivre l’harceleur en justice afin de le condamner à une peine de prison. Pour le moment, il est nécessaire de réaliser une étude évaluative objective (non gouvernementale) de la mise en oeuvre de la loi 103-13 pour voir dans quelle mesure le harcèlement est déclaré, poursuivi et puni. D’où les questions suivantes : la loi103-13 a-t-elle été budgétisée ? Quel est le degré de son application ? Et quel est l’indice de son impact sur la réduction des violences sexistes et sexuelles, le harcèlement entre autres, telle que la loi le définit ? La loi 103-13 a-t-elle un effet dissuasif sur d’autres formes de harcèlement sexuel ?    

            En effet, la définition du harcèlement sexuel par la loi 103-13 ne peut pas prétendre à l’exhaustivité dans la mesure où le harcèlement sexuel dépasse largement la définition que cette loi retient. En effet, qu’en est-il du harcèlement exercé une seule fois contre une femme par un homme H , mais qui est répété sous la même forme ou sous d’autres formes par plusieurs autres hommes V, W, Y, X, Z… que ladite femme croise le même jour ? Il est évident que la loi 103-13 ne permet pas à cette femme de déposer une plainte pour harcèlement contre tous les hommes croisés dans la rue et qui lui ont lancé un regard insistant, un compliment, une invitation, un sifflement ou une insulte… C’est ce harcèlement masculin continu qui constitue un phénomène social majeur significatif et psychologiquement pesant (sur les femmes). Peut-on poursuivre en justice un homme qui adresse une parole, une invitation, une insulte à plusieurs femmes qu’il croise lors de sa journée ? Comment rendre ce phénomène lourd justiciable ? Est-il possible d’en établir une définition juridique et de le pénaliser ? Et d’abord comment l’établir ?

            De la drague libératoire au harcèlement répressif

            Pour comprendre le phénomène du harcèlement sexuel à la fois unique (de la part d’un seul homme) et répétitif (répliqué par plusieurs autres hommes), je propose d’abord de distinguer sociologiquement entre la « drague » et le « harcèlement » même si les deux phénomènes renvoient à une mixité sexuelle non encore vraiment banalisée et qui conduit par conséquent les hommes à ne voir dans les femmes dans la rue que des proies sexuelles, des corps, des corps apparemment à portée de la main.

            Dans les années 1960-1970, l’espace extérieur (à la maison) a cessé d’être exclusivement masculin. Il est devenu un espace public partagé par les hommes et les femmes grâce à la scolarisation des garçons et des filles et grâce à l’accès des femmes au marché de l’emploi. Cette sortie structurelle des femmes dans l’espace public/rue s’est accompagnée d’un dévoilement considéré comme plus adapté au développement. C’était là un phénomène nouveau dans un pays musulman habitué à ne permettre aux femmes la consommation restreinte de l’espace extérieur/public/masculin que sous la condition d’être voilées (jellaba, niqab, haïk). Une fois dévoilées (en robe, mini-jupe, short, tailleur…), une fois étrangères dans un espace urbain détribalisé, les femmes sont devenues un objet de drague/chasse. Leur présence dans cet espace était inédite. La drague exprime alors le fait que leur présence n’est pas banale, survenue rapidement sans une transformation des structures sociales et des mentalités. Dans le contexte de cette mixité nouvelle, la drague devient un mode de rencontre des deux sexes, un mode nouveau qui institue de nouveaux codes de conduite entre les femmes et les hommes. Les hommes exerçaient leur pouvoir de séduction par la parole, l’habit, la voiture…, les femmes y trouvaient une reconnaissance de leur beauté et une occasion d’éprouver leur « vertu » et leur désir à la fois. La plupart des femmes étaient mêmes gênées de ne pas être draguées dans la rue. Etre draguée était pour la femme un compliment en soi, un signe de succès. Personne ne s’en plaignait. La « chasse » (Ciyada) à la femme dans la rue était une réaction masculine socialement normalisée. Et les femmes elles-mêmes avaient également leurs moyens propres de draguer, plus subtiles...

            Dans ces années 1960-70, on considérait la « drague » plutôt comme un signe de libération sexuelle,      Le féminisme partisan le plus avancé de l’époque, celui de l’USFP dans son « Rapport idéologique » (1974), n’y prêtait aucune attention. Le rapport était cependant révolutionnaire dans la mesure où, pour la première fois dans l’histoire du Maroc, un parti politique revendiquait l’égalité totale entre les hommes et les femmes au niveau du « Code du Statut Personnel » (y compris dans l’héritage).

            Dans les années 1990, on passe d’une culture quasi-normalisée de la drague (induite par une mixité rapide non banalisée) à une culture agressive du harcèlement. Et c’est sous la pression du féminisme international que le féminisme marocain a commencé à condamner le harcèlement sexuel comme une agression, comme une forme de violence sexiste et sexuelle à combattre. Auparavant, l’analyse sociologique avait déjà démontré que la drague était plutôt une chasse patriarcale à la femme à des fins hédonistes/érotiques. Elle avait également démontré aussi que si le harcèlement sexuel représente toujours une chasse patriarcale, cette chasse est différente : son objectif n’est plus l’hédonisme sexuel, mais l’invisibilisation ou l’exclusion totale des femmes de l’espace public. Là il s’agit de de chasser les femmes de l’espace public au nom d’un islamisme dont la stratégie est de dés-érotiser l’espace public suite à une frustration sexuelle grandissante (comme je l’ai établi dans mon livre Logement, sexualité et islam, EDDIF, 1995, remanié et réédité sous le titre Ville, sexualité et islamisme, IMPR, 2018). L’islamisme frériste/makhzénisé se contentera alors de demander aux femmes de se re-voiler pour qu’elles ne soient plus perçues comme corps désirables semeurs de fitna. Quant à l’islamisme radical, il va plus loin et exige que les femmes portent la burqa ou quittent définitivement l’espace public et rentrent dans les foyers afin que cesse tout risque de tentation sexuelle dû à la mixité.

            Cette volonté islamiste de dés-érotisation, entendue comme « purification sexuelle » de l’espace public, se retrouve de manière informe chez les jeunes issus des milieux populaires. En d’autres termes, ces jeunes sont frustrés face aux femmes, face à ces corps à la fois excitants et inaccessibles, et leur demandent alors de se couvrir ou de rentrer dans les maisons. Ils considèrent les femmes non-voilées comme des provocatrices sexuelles, comme les « agresseurs » véritables. Ce raisonnement islamiste spontané sans engagement islamiste formel, pousse les jeunes à faire preuve de masculinité et d’islam en corrigeant les femmes, en leur rappelant qu’elles sont des femelles avant tout, des corps à voiler. La femme «rebelle » qui refuse de se voiler devient un objet de violences sexuelles, principalement du harcèlement unique/répétitif. C’est


donc une masculinité dépourvue de ses pouvoirs et de ses privilèges patriarcaux qui veut reprendre le contrôle traditionnel de l’espace public, des femmes et de leur corps, mais en usant d’un instrument nouveau, celui du harcèlement sexuel. C’est là le seul moyen qui reste aux jeunes qui n’ont pas les moyens d’accéder au plaisir sexuel.

            Cet état des lieux trahit l’injustice sexuelle régnante. En effet, la sexualité est permise aux seuls gens mariés (au niveau du droit), et pratiquement réservée aux jeunes des classes sociales favorisées qui en ont les moyens (au niveau des faits). Et du coup, la négation des droits et des libertés sexuels, renforcée par des obstacles financiers et logistiques, devient corrélée aux violences sexistes et sexuelles. Harcèlement, abus, viol… deviennent les moyens d’obtenir une gratification sexuelle illusoire au détriment des femmes, au nom d’une foi naïve qui donne au violenteur la certitude d’être dans le vrai et dans le juste.           

            De la nécessité d’une réforme sexuelle

            Une loi ne suffira donc pas pour endiguer le harcèlement sexuel islamiste, ce harcèlement traduisant un besoin social et sexuel profond, individuel et collectif. La sanction pénale n’effacera pas le besoin. L’enjeu est donc de réaliser une réforme sexuelle.

            D’abord en montrant que les causes de la prohibition islamique de la sexualité préconjugale sont aujourd’hui caduques. Les contraceptifs modernes permettent d’éviter les grossesses hors-mariage qui, selon les foqaha, risquent de semer la confusion des liens et des biens. L’abstinence sexuelle préconjugale ne peut plus être considérée aujourd’hui comme un contraceptif adéquat et réaliste.

            La réforme sexuelle doit se continuer par l’abrogation des articles 489, 490 et 491 du code pénal. C’est une revendication que j’ai exprimée en 2007 et que j’ai toujours défendue depuis dans mes différents écrits. Il m’a fallu attendre 2019 pour voir un seul parlementaire (de gauche) la reprendre et la défendre, sans succès bien entendu (jusqu’à présent).

            Ensuite en instituant l’éducation sexuelle à l’école, une éducation sexuelle compréhensive qui est à la fois savoir sexuel scientifique et morale sexuelle anti-patriarcale qui valorise la sexualité en soi. Cette éducation est nécessaire pour habiliter les jeunes à couper avec la pornographie, celle-ci étant leur maître sexuel comme je l’ai montré depuis 1997-2000 dans mon livre « Jeunesse, Sida et Islam ». Cependant, pour que l’institution de l’éducation sexuelle soit efficiente, il faut commencer par la donner aux éducateurs eux-mêmes, sinon sa transmission correcte ne sera pas assurée. Il faut la donner aux parents, aux enseignants, aux soignants, aux artistes et aux journalistes. Ces éducateurs doivent tous être convaincus que le droit à la sexualité est une condition de bien-être individuel et collectif. S’ils ne le sont pas, ils ne pourraient rien transmettre de sexuellement sain.

            Enfin en travaillant sur la masculinité, sur les hommes, avec les hommes. La question sexuelle ne peut pas être résolue tant que les hommes restent prisonniers du caractère pseudo-naturel et pseudo-sacré de leurs pouvoirs et privilèges. Une masculinité nouvelle est à construire, une masculinité qui reconnaît et qui respecte les droits sexuels et reproductifs des femmes en tant que droits humains universels. Une masculinité marocaine qui va dans ce sens commence à éclore comme je l’ai montré dans mon livre « Vers une nouvelle masculinité au Maroc » (2000).

            Réforme juridique, éducation sexuelle et déconstruction-reconstruction de la masculinité doivent constituer les axes majeurs d’une politique sexuelle publique qui fait du plaisir sexuel des Marocains et des Marocaines son objectif stratégique, le plaisir sexuel étant une condition de base de tout développement individuel et social. Une société sexuellement frustrée et violente ne peut pas se développer. Une politique sexuelle positive ne peut pas s’arrêter aux niveaux de l’interdiction de la sexualité préconjugale et des homosexualités, de l’espacement des naissances ou de prévention des IST-VIH/SIDA. Elle ne doit pas non plus faire de la sexualité un moteur informel du tourisme national.

            L’établissement de cette politique sexuelle telle que je la définis ici se heurte à deux écueils majeurs.

            Le premier est d’ordre international : il n’existe pas de conventions ou de traités internationaux (qui reconnaissent les droits sexuels comme des droits humains) à signer et à ratifier par les Etats-Nations, et qui obligent ces Etats à y adapter leurs législations nationales. Il existe tout au plus des recommandations dans ce sens dans les plans d’action des conférences du Caire (1984) et de Pékin (1995). Il existe également des résolutions du « Conseil des Droits de l’Homme » (ONU/Genève) qui parlent des droits sexuels comme droits humains et qui invitent aux non-discriminations sexuelles et de genre. Mais ni les recommandations ni les résolutions ne sont légalement contraignantes. Chaque Etat-nation reste souverain en matière de politique sexuelle.

            Le deuxième est d’ordre national : les politiques sexuelles qui prônent la liberté et les droits sexuels (des femmes surtout) sont à l’origine des politiques qui émanent de la gauche et des gouvernements socialistes. Au Maroc, il faudrait en principe attendre qu’un parti de gauche prenne le pouvoir pour qu’il y ait une chance d’aller vers une réforme sexuelle. La réforme de la Moudawwana en a été un bel exemple. Ce processus a commencé en 1974 dans le « Rapport idéologique » de l’USFP (un parti de la gauche), processus qui a été repris principalement par les associations UAF, ADFM et Joussour, toutes issues de la gauche, et c’est le gouvernement socialiste d’alternance (1998-2002) qui a politisé la question féministe et qui a conduit à l’arbitrage royal. On peut même émettre l’hypothèse que l’éviction du gouvernement d’alternance en 2002 malgré la victoire de l’USFP aux élections législatives de 2002 exprime une volonté inavouée de ne pas faire de la réforme de la Moudawwana en 2003-2004 une victoire/conquête anti-islamiste de la gauche. Pour preuve, l’exemple de la polémique autour de l’avortement. La légalisation de l’avortement, supportée par la seule société civile, a eu certes les faveurs d’une commission royale, mais elle n’a pas encore eu sa traduction dans le code pénal. A l’évidence, il faut donc attendre qu’un gouvernement dirigé par une gauche forte politise la question sexuelle pour espérer un arbitrage royal qui va dans le sens d’une réforme sexuelle au service des droits et libertés sexuels.

            En un mot, la réforme du code pénal dans un sens sexuellement antirépressif ne doit pas rester une revendication conjoncturelle brandie par la société civile à chaque violence sexuelle médiatisée comme furent le cas du « viol du bus » (2017), des mini-jupes d’Agadir (2018), du viol d’Adnan (2020) et de la jeune fille qui a été dénudée à Tanger dans la rue (2021)… Elle ne doit pas non plus être évoquée dans les seuls cas de « débauche » (dans le sens de l’article 490) ou d’avortement médiatisés (ceux de l’affaire de Hajar Raissouni). La réforme du code pénal doit être une revendication structurelle inscrite dans un agenda politique.

            En d’autres termes, la politique sexuelle publique positive est une demande qui est loin d’être l’objet d’un consensus national. Au contraire, elle divise, elle est une ligne de démarcation entre la gauche et la droite. Par définition, elle reste une demande politique de fond inscrite dans l’ADN de tout parti politique qui se définit comme de gauche. Des considérations malheureuses de calcul électoral conduisent malheureusement les grands partis de gauche à refouler dans leur inconscient électoral la revendication des libertés et des droits sexuels. C’est ce que je ne cesse de déplorer depuis des années. Après les élections du 8 septembre 2008 qui ont vu tous les partis politique de gauche basculer dans une opposition minoritaire malgré leur attitude politique « sexuellement correcte », il est temps pour eux d’assumer la question sexuelle et de genre comme leur propre devoir politique. Ils n’ont plus rien à perdre pour le moment !

               Conclusion

           En attendant la libération sexuelle, Société et Etat ont tous deux imposé une libéralisation sexuelle de fait, au niveau des pratiques sexuelles. L’explosion libérale des sexualités préconjugale, homosexuelle et prostitutionnelle ne peut pas être stoppée par des lois étatiques dépassées. Ces lois y concourent au contraire. L’ampleur de l’explosion sexuelle est l’indicateur d’une transition sexuelle en gestation (voir mes deux livres sur ma théorie de la transition sexuelle (en 2015 en arabe et en 2017 en français). L’accouchement risque d’être plus long, dystocique aujourd’hui, à cause de la dominance confirmée des libéraux (au détriment des libertaires), mais le « travail » a commencé au niveau de la société civile féministe et au niveau du PSU et de l’Alliance de la Fédération démocratique, ces partis libertaires plutôt gauchistes. Aujourd’hui, ce travail est à assumer de manière structurelle par tous les partis de la gauche marocaine.    

*Le Pr Abdessamad Dialmy, sociologue et anthropologue réputé au Maroc, est spécialiste de la sexualité et auteur de plusieurs ouvrages sur la question.