La rupture entre l'Algérie et le Maroc: un saut dans l’inconnu (M Loulichki, PCNS)
Le 24 août 2021, le Ministre algérien des Affaires étrangères a convoqué une conférence de presse pour annoncer la rupture des relations diplomatiques avec le Maroc, avec effet immédiat. Cette décision, d’essence unilatérale, diffère de la rupture qui découle d’une décision adoptée par le Conseil de sécurité dans le cadre du Chapitre 7 de la Charte des Nations unies. En effet, dans le cas des pays qui font l’objet de sanctions, comme l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid, le Conseil peut inviter les Etats membres a rompre leurs relations diplomatiques avec l’Etat incriminé.
La rupture qui intervient dans un cadre bilatéral , représente un moyen de pression utilisé par l'Etat qui en est l’auteur pour amener l’Etat visé à modifier son comportement avant toute perspective de normalisation. Étant une décision souveraine, la rupture n’a pas besoin d'être motivée. Toutefois, vis-à-vis de l’opinion publique et des partenaires dont on cherche l'adhésion, l’appui ou, du moins, la compréhension, l’Etat émetteur de la décision prend l’initiative d’expliciter les raisons de la rupture.
Une rupture programmée
En annonçant la décision de rupture au nom des Hautes autorités de son pays, le chef de la diplomatie algérienne l’a justifiée par les «actions hostiles, inamicales et malveillantes que le Royaume du Maroc n’a jamais cessé de mener à l’encontre de l'Algérie et ce, depuis l’indépendance ». Après avoir dressé une liste de neuf griefs et accusations allant de la guerre des sables de 1963 à l'invocation du droit à l’autodétermination du peuple kabyle, en passant par la reprise des relations entre le Maroc et Israël, sans oublier la volonté prêtée au Maroc d’imposer sa solution d’autonomie pour le règlement définitif du différend sur le Sahara, le Ministre algérien a tenu, cependant, à préciser que cette décision « ne touchera pas les citoyens des deux pays, les affaires consulaires travailleront normalement ». C’est là une simple confirmation de la pratique internationale qui trouve son fondement dans la Convention de Vienne de 1963 selon laquelle « la rupture des relations diplomatiques n'entraîne pas ipso facto la rupture des relations consulaires ».
Cette continuité dans l’accomplissement des activités des consulats a été relativisée et contractée par le chef de la diplomatie algérienne lorsqu’il a declaré que la mission des Consulats doit « se limiter à des tâches administratives stricto sensu sans les dépasser », ce qui exclut a contrario les autres domaines d’action traditionnellement couverts par les services consulaires en vertu de la Convention de Vienne sur les relations consulaires du 24 avril 1963, et qui consistent à « favoriser le développement de relations commerciales, économiques, culturelles et scientifiques entre l’Etat d’envoi et l’Etat de résidence et à promouvoir de toute autre manière des relations amicales entre eux » et à cet effet de « s’informer, par tous les moyens licites, des conditions et de l’évolution de la vie commerciale, économique, culturelle et scientifique de l’Etat de résidence, faire rapport à ce sujet au gouvernement de l’Etat d’envoi et donner des renseignements aux personnes intéressées ». En effet, on voit mal comment les autorités algériennes qui, en avril 2021, avaient sommé les entreprises nationales de mettre fin aux contrats qui les lient à des sociétés marocaines, autoriser en même temps les services consulaires marocains installés à Alger, Oran et Sidi Bel Abbès à prospecter le marché algérien et à démarcher les entreprises de ce pays.
Tous ceux qui ont suivi les péripéties des deux dernières années ont anticipé ce développement dans les relations tendues entre les deux pays, tant les signaux annonciateurs étaient évidents et traduisaient une logique d'escalade qui préparait le terrain au passage d’une rupture de facto à une rupture de jure. Pour sa part et pour la même période, le Maroc n’a jamais envisagé une telle décision, même dans des moments les plus difficiles dans les rapports entre les deux voisins, l'Algérie donnait l’impression de s’acheminer vers cette option surtout depuis la circulation parmi les délégations des Non-alignés de la Note marocaine affirmant que « le peuple kabyle mérite, plus que tout autre, de jouir pleinement de son droit à l'autodétermination ».
La date de l’annonce de la décision de rupture le 24 août n’est pas fortuite. Elle coïncide jour pour jour avec la date de l'attentat terroriste du 24 août 1994 contre l'Hôtel Asni à Marrakech attribué par les autorités marocaines à deux ressortissants franco-algériens et qui a provoqué la décision du gouvernement algérien de fermer jusqu’à ce jour ses frontières terrestres avec le Maroc. Cette coïncidence semble suggérer que la rupture des relations diplomatiques durera ce que dure la fermeture desdites frontières, c'est-à-dire des dizaines d'années, sans perspective de reconsidération dans un futur immédiat.
Les réactions à la décision algérienne
En réaction à l’annonce de la rupture, les autorités marocaines se sont limitées à prendre note de la décision, en la déplorant et en en rejetant les justifications, tout en affirmant que le Maroc « restera un partenaire crédible et loyal pour le peuple algérien et continuera d’agir, avec sagesse et responsabilité, pour le développement de relations inter-maghrébines saines et fructueuses ».
Cette réaction est en harmonie avec le message Royal adressé à l'Algérie, trois semaines plus tôt, dans le Discours du Trône, dans lequel le Souverain avait renouvelé son appel aux Hautes autorités de ce pays, « pour œuvrer de concert et sans conditions à l’établissement de relations bilatérales fondées sur la confiance, le dialogue et le bon voisinage », tout en rassurant ses Hauts responsables que leur pays n’aura jamais à craindre de la malveillance de la part du Maroc qui n’est nullement un danger ou une menace’ en comparant les deux pays voisins à « deux pays jumeaux qui se complètent » et en considérant que « la sécurité et la stabilité de l’Algérie, et la quiétude de son peuple sont organiquement liées à la sécurité et à la stabilité du Maroc ».
La décision algérienne a suscité des expressions de regret et des appels à la retenue et au dialogue de la part des Etats amis et partenaires des deux pays, comme l'Arabie saoudite, le Bahreïn, la France, au moment où la Libye a proposé la tenue d’une réunion de l’Union du Maghreb Arabe. Du côté des Organisations internationales, l'Union africaine, l’Union européenne et la Ligue arabe se sont proposées pour aider les deux protagonistes à renouer le contact et à aplanir leurs difficultés bilatérales dans l'intérêt de la paix et de la stabilité au Maghreb et en Afrique. L'étendue, la sensibilité et la complexité du contentieux maroco-algérien et les calculs de politique intérieure ne permettent pas d’anticiper dans l'immédiat le moindre assouplissement des positions en présence et minimisent les chances de réussite d’une quelconque médiation. La récente désignation par le Chef de l’Etat algérien de Amar Belani, ex-Ambassadeur d'Algérie à Bruxelles comme Envoyé spécial chargé du dossier du Sahara et du Maghreb en dit long sur les intentions et la stratégie de ce pays. D’ailleurs, ce dernier n’a pas hésité à déclarer après sa nomination qu’ «Il n’y aura ni médiation ni arrangement avec le Maroc ». L’Histoire des relations entre les deux pays a démontré la nécessité de “donner le temps au temps” et de s’inscrire dans une perspective à long terme pour pouvoir espérer rétablir des relations normales entre l'Algérie et le Maroc. Entre temps, la rupture pourrait entraîner une radicalisation des positions de part et d’autre et un activisme diplomatique de la part des deux Capitales, qui se ressentira à tous les niveaux et dans toutes les enceintes, à commencer par le Conseil de sécurité dès octobre prochain lorsque l’Organe exécutif examinera la question du Sahara marocain.
La rupture à éviter
Au vu de ces développements, la question qui se pose est celle de savoir quelle suite sera donnée à cette décision sur les plans diplomatique et politique et quel en sera l’impact sur les rapports entre les deux pays voisins et sur le reste de la Région maghrébine. Sur le plan diplomatique, l'Algérie et le Maroc restent tenus en leur qualité de parties aux conventions de Vienne sur les relations diplomatiques et consulaires, de continuer à respecter l'inviolabilité des locaux affectés à la chancellerie, à la Résidence et aux trois Consulats du Maroc et à les protéger en conformité avec les articles 45 et 46 de la Convention de 1961. En outre, chacun des deux pays sera appelé dans les jours ou semaines qui viennent à choisir un pays tiers qui assumera « la protection de ses intérêts et de ceux de ses ressortissants » avec le consentement de l’autre pays. La Convention sur les relations diplomatiques est muette sur les modalités de mise en place de cette représentation de substitution et laisse aux Etats concernés le soin de désigner le pays qui se chargera de les représenter. La tradition veut que cette représentation est généralement confiée à un pays neutre, comme ce fut le cas pour la Suisse qui représente les intérêts américains et iraniens depuis la crise des otages de 1979. Parfois, cette tâche est assurée par un ou deux pays qui entretiennent des relations amicales et de confiance avec les deux protagonistes. Pour leur entrée en fonction et accomplir leurs missions, ces pays relais doivent être acceptés par les deux protagonistes.
Pour le cas du Maroc et de l'Algérie, l’on se rappelle que durant les 12 années de rupture des relations diplomatiques entre les deux pays ( 7 mars 1976- 16 mai 1988), Rabat avait rompu ses relations diplomatiques avec l’Algérie suite à la reconnaissance par l'Algérie du polisario comme entité étatique, le Sénégal avait été chargé de gérer les intérêts des deux pays à Rabat et à Alger. Aujourd’hui, les rapports de presse parlent du choix de l'Arabie saoudite pour jouer ce rôle, compte tenu du poids de ce pays dans le monde arabo-islamique et des bonnes relations qu’il a toujours entretenues avec les deux pays, cette fonction de représentation pourrait être le prélude à une médiation ultérieure dont le timing dépend de la volonté des responsables des deux pays de réduire la tension et de temporiser la campagne médiatique.
Sur le plan politique, la rupture pourrait entraîner une plus grande radicalisation des positions et une surenchère dans les rapports entre les deux Capitales, surtout sur la question du Sahara, le point de fixation central des relations bilatérales depuis 1975. Les parenthèses des défunts Présidents Chadli Bendjedid ( rencontres au Sommet du 26 février 1983 et du 4 mai 1987) et Mohamed Boudiaf ( 15 janvier - 29 juin 1992) durant lesquelles des efforts mutuels et sincères ont été entrepris pour trouver un terrain d’entente pour une solution consensuelle au différend sur le Sahara, représentent un souvenir lointain. Ces efforts avaient, on se rappelle, permis d’ouvrir une ère de détente dans les relations entre les deux pays, qui a été brutalement interrompue par l'éloignement du premier et l’assassinat du second.
Depuis la renonciation par l’ONU au Plan de 1991 portant proposition de règlement de la question du Sahara et l’orientation, à partir de 2001, des efforts de médiation vers une solution politique mutuellement acceptable, les rapports maroco-algériens se sont davantage détériorés et ont connu des péripéties à la suite desquelles les deux pays ont frôlé la rupture sans qu'aucun d’eux n’ait décidé de sauter le pas pour éviter d’en assumer la responsabilité. L'état des rapports bilatéraux d’avant le 24 août 2021-illustré par des frontières fermées, des échanges commerciaux insignifiants, comparés aux besoins et aux potentialités des deux économies, des campagnes de presse débridées et des passes d’armes dans toutes les enceintes internationales - s'apparentait à une rupture de facto entre les deux pays voisins qui se trouve aujourd’hui consacrée juridiquement.
Il est impératif, dans l'intérêt des peuples, algérien et marocain, et plus globalement du Maghreb, d'éviter que la situation dégénère au point de provoquer une rupture dans le sens humain entre les deux sociétés, synonyme d’éloignement, de cassure, de fracture et de déchirement entre les deux peuples que tout unit et rapproche. L’on dit souvent que “les choses doivent empirer avant de pouvoir s'améliorer” (It has to get worst to get better). Il est à espérer que cet adage ne se vérifiera pas dans cette crise et que les deux côtés démontreront à leurs peuples et au monde que "le pire n’est jamais certain”.
Mohamed Loulichki est Senior Fellow au Policy Center for the New South, qui se concentre sur la diplomatie, la résolution des conflits et les droits de l'homme. Il a une vaste expérience de 40 ans dans la diplomatie et les affaires juridiques. Il a notamment assumé les fonctions de chef du Département des affaires juridiques et des traités au ministère des Affaires étrangères. Il a également été Ambassadeur du Maroc en Hongrie, Bosnie-Herzégovine et Croatie (1995-1999), Ambassadeur Coordinateur du Gouvernement du Maroc auprès de la MINURSO (1999-2001), Ambassadeur du Maroc auprès des Nations Unies à Genève (2006-2008) et New York (2001-2003 et 2008-2014), ainsi que président du Conseil de sécurité (décembre 2012).
M. Loulichki a été nommé Président du Comité contre le terrorisme du Conseil de sécurité (2013), Président du Groupe de travail sur les opérations de maintien de la paix (2012), Vice-Président du Conseil des droits de l'homme (2006), Facilitateur du Périodique universel Bilan dudit Conseil (2006 et 2010) et Président du Comité national chargé du suivi des questions nucléaires (2003-2006).