Le Docteur Omar Boucetta, diplomate dans l'âme, par Amine Sebti
Haj Omar Boucetta (Sid El haj) que notre siècle vient de perdre à l’orée de sa cent unième année a incontestablement épousé le sien.
D’une mémoire que seule la métaphore pachydermique peut rendre justice, il n’est guère d’événement national ou régional où il n’y eut quelque illustration vécue à anecdoter.
Il a rencontré ou croisé des gens de toute sorte, il avait toujours une anecdote sur parfois les plus inattendus des personnages allant du kaiser Franz Beckenbauer au dictateur argentin Videla, de Bourguiba le tunisien à Segni le président italien, de Santiago Bernabeu qui l’a aidé lors des premiers balbutiements de la FRMF à Avery Brundage, patron du CIO…et, localement, toute l’élite de la classe politique marocaine, que ce soit les installés, les gravitants ou les marginaux depuis le Manifeste de l’Indépendance jusqu’à celle du début du 21 ème siècle.
Le plaisir de partager avec lui des moments d’intelligence et de culture n’avait pas de prix mais parfois avait un coût pour lui que cependant au grand jamais il ne le fit sentir à son interlocuteur.
Que ce soit sur certains quatrains immortels d’Abou Al Ala Al Maarri qu’il laissait à ma vanité le loisir de se déployer devant lui (jusqu’à un certain point cependant quand il se faisait violence pour rectifier un ou deux mots impropre à la versification en me soulignant le plus finement possible, tu ne l’aurais pas un peu escamoté celui-là ?) ou de celle plus locale du poète de Marrakech la Rouge (chaiir alhamrae) Mohamed Ben Brahim en passant par la tirade d’Hernani je suis une force qui va, sans oublier bien entendu sa science religieuse qui n’eut d’égale que son amour absolu du texte coranique qu’il réécrivit à la main armé d’une patience infinie durant de longues années.
Rien de l’Histoire du Maroc ne lui était totalement étranger. Citez un nom au hasard, glané au détour d’un boulevard ou d’une rue, et il me trouvait une occurrence mémorielle immédiate. Bd lalla Yacout, j’ai eu l’honneur de la soigner, c’était la mère de feu Mohamed V. Perpendiculaire du boulevard, la rue Tahar Sebti, je l’ai connu à l’aube des années cinquante mais malheureusement pas assez car assassiné par les français mais je me suis rattrapé en épousant sa tante. Plus bas, allée du Prince Moulay Abdallah, lui, je l’aimais beaucoup, on se rencontrait souvent en famille avec son épouse la princesse Lamya. Qui encore ?Oum Kalthoum ? Elle a passé la nuit chez nous, Charles Hélou, président du Liban était un ami ainsi que Heinrich Lubke, chef d’Etat de l’Allemagne fédérale.
Qu’on ne s’y trompe pas, car nullement mû par quelque vantardise, bien au contraire, il fallait vraiment insister pour décoller de sa réserve toute diplomatique un quelconque empan mémoriel.
Ma première conversation sérieuse avec lui prit la forme initiale d’une badinerie alors que j’étais sur le point d’achever ma première décennie sur terre, alors toi aussi tu es socialiste comme ton père ? J’ignorais alors jusqu’au sens du mot mais comme ça me reliait ombilicalement au pater, je m’étais dit que ça ne pouvait pas être totalement mauvais, j’acquiesçais aussitôt, suscitant rire et pari sur l’avenir.
Feu mon père était son ami et accessoirement son beau-frère. D’un compagnonnage de plusieurs décennies, nul ne leur connut la moindre anicroche ou la plus petite discourtoisie. Même si parfois, les chemins de traverse de la politique pouvaient leur tendre certains pièges sur leur sentier amical. Une de ces fausses bifurcations se situait au milieu des années 80, Sid El haj était alors président de la commune urbaine d’Ain Chock et mon père était dans l’opposition municipale. Il n’était pas rare et même fréquent que lors d’une séance de vote, mon père, à l’instar des autres membres du groupe, brandît son veto à l’adoption de tel texte ou de tel budget, devant les gens ébahis du conseil qui ne concevaient guère que les liens familiaux fussent au –dessous de quelque engagement, mais sans préjudice pour l’un ou pour l’autre. D’ailleurs, cette opposition était toujours vivace le soir même de la séance de vote où ils la continuèrent au domicile de ma tante devant un échiquier débordant d’effluves de harira.
Plus tard, bien plus tard, il m’entretenait au fil de nos pas le long de la plage de Mohammedia, ou sur ses arpents de la campagne de la Ville Rouge de ses racines marrakchies, du lien séculaire les liant à la dynastie alaouite où il conserve des dahirs de nomination de sa famille remontant jusqu’au sultan Abderrahmane Bnou Hicham, celui-là même qu’Eugène Delacroix avait immortalisé dans sa très célèbre toile intitulée « Le Sultan du Maroc », de ses nombreux apartés avec « Moul Almdal » ainsi que ses multiple projections ombragées.
Aimant la vie et ceux qui aiment la vie, il n’aimait rien tant que trouver dans chaque aspect de la vie matière à rire. Non pas à moquer mais à partager un rire sincère et incluant.
De ses tragédies les plus intimes aux sources de joies les plus grandes Sid El haj présentait extérieurement une thymie toujours égale, jamais un mot plus haut qu’un autre, courtois à l’extrême et d’une élégance d’âme qui changeait l’atmosphère d’une pièce.
Reste un point.
Peut-on légitimement déplorer qu’une telle mémoire n’accouchât point de Mémoires à la hauteur du personnage ?