[Entretien] Nicolas Gachon: Les États-Unis veulent remonétiser leur voix diplomatique

[Entretien] Nicolas Gachon: Les États-Unis veulent remonétiser leur voix diplomatique

« L'Amérique est de retour » est le mantra que Joe Biden et son équipe répètent à chaque réunion et sommet internationaux. Après des années de politique isolationniste, guidée par des logiques de partenariat très changeantes, c'est une déclaration qui cherche à la fois à rassurer les alliés et à avertir les opposants. Pour se libérer des ambiguïtés de Donald Trump, Biden a également souligné l'importance de revenir à une forme sans précédent de « multilatéralisme tempéré », soulignant la force du système d'alliance américain, que la Russie et la Chine n'ont pas; et imposé des valeurs démocratiques comme boussole pour sa propre police étrangère. Mais au-delà du symbole, il est beaucoup trop tôt dans sa présidence pour un véritable diagnostic.

Nicolas Gachon, maître de conférences en civilisation américaine contemporaine à l’Université Paul Valéry Montpellier 3, spécialiste des questions politiques, propose une radioscopie de la politique étrangère américaine sous Biden.

Aujourd’hui, les tensions géopolitiques sont en grande partie polarisées par la « guerre commerciale » avec la Chine, mais aussi le conflit Israël-Hamas où les Etats-Unis devront  faire face.

Sous le prisme de la diplomatie américaine, le professeur Gachon s’est penché sur la guerre entre la guerre entre Israël et le Hamas – qui constitue une véritable épine du pieds pour Biden- mais aussi la tension américano-chinoise et l’Afrique.

 

Panorapost. Après plus de 100 jours, l’administration Biden semble, enfin, prendre la mesure des dossiers internationaux. Quelle appréciation faites-vous de l’offensive tous azimuts du chef de la diplomatie américaine Antony Blinken ?

 

Nicolas Gachon. A certains égards, je dirais qu’il y a une convergence de fait entre politique intérieure et politique étrangère dans le sillage du Trumpisme. Barack Obama est arrivé en 2009 avec d'énormes majorités au Congrès sur la promesse d’une transformation profonde de la société. 12 ans plus tard, c’est Joe Biden qui prend le pouvoir avec des marges serrées sur un programme de simple réconciliation d'une Amérique abimée par le Trumpisme. Aujourd’hui tout le monde se demande si Biden va réussir à renverser la table et devenir le Roosevelt du 21ème siècle, à faire dans le contexte de la pandémie ce que Roosevelt avait fait dans celui de la Grande Dépression, et cela commence par convaincre que le gouvernement fédéral peut produire des résultats rapides et tangibles. Sur la scène internationale, cela implique de redorer l’image des États-Unis, de remonétiser leur voix diplomatique, de restaurer la crédibilité de leur parole, de rompre avec l’isolationnisme de Donald Trump et de renouer avec une certaine idée du leadership. On dit souvent qu’il y a deux présidences aux États-Unis, une présidence intérieure et une présidence pour les affaires étrangères, or les enjeux intérieurs auxquels fait face Joe Biden sont considérables, et ils accaparent légitimement l’essentiel de son temps et de son énergie. Antony Blinken joue parfaitement son rôle de pilotage de la politique étrangère au nom du nouveau président et, comme vous le soulignez fort justement, s’est engagé dans une offensive tous azimuts. Mon sentiment est que son bilan à 100 jours est largement positif : l’homme est compétent, respectable et respecté. Cela étant, son action est pour l’heure une action de réparation d’une politique étrangère très abimée par l’administration Trump. Pour utiliser une formule qu’utilisait Franklin Roosevelt pour décrire les objectifs du New Deal — « Relief, Recovery and Reform » (les fameux trois « R ») — je dirais que les États-Unis se trouvent encore dans les phases de « Relief » et de « Recovery » en politique étrangère, mais qu’il n’est pas encore véritablement question de « Reform ». On entend très peu parler de « doctrine Biden » par exemple ; il faudra attendre un peu pour cela. Mais Antony Blinken me semble être à la hauteur des enjeux, pour le moment.

Avec le dossier israélo-palestinien qui polarise à nouveau l’actualité internationale, la Maison blanche a estimé que « Israël a le droit de se défendre », quelle lecture faites-vous de cette déclaration ?

Il n’y a rien de bien révolutionnaire dans cette déclaration. Pour les raisons que je viens d’évoquer, le ré-embrasement du conflit israélo-palestinien est une mauvaise nouvelle pour Joe Biden. On l’a vu encore ces derniers jours,  dans le contexte de l’intensification du conflit entre l’armée israélienne et le Hamas, la communication de Biden est principalement restée sur des enjeux intérieurs, par exemple la levée de la recommandation du port du masque pour les personnes vaccinées contre le Covid-19. Je ne fais donc pas de lecture particulière de cette déclaration ; elle est dans le droit fil d’une position des États-Unis traditionnellement favorable à Israël. La parole de Biden peut décevoir, par exemple des personnalités très à gauche, comme Bernie Sanders qui croit à la solution à deux États, et qui ont appelé le gouvernement des États-Unis à peser de tout son poids pour exiger un cessez-le-feu. La parole de Biden reste très mesurée, y compris après un récent échange téléphonique avec Netanyahu, car la situation ne lui semble absolument pas propice à un nouvel engagement diplomatique des États-Unis. Sans doute n’a-t-il pas oublié les frustrations et le aigreurs laissées par les prises de position fortes de Barack Obama, dont il était le vice-président, qui n’avaient permis aucune avancée tangible.

 

Joe Biden a déclaré que « l'Afrique retrouve une place dans l'agenda américain ». Que peut attendre l’Afrique de l’administration de Biden ? Sachant que la Chine est déjà très présente en Afrique ?

Je trouve la déclaration tout à fait intéressante, qui pourrait ne pas y adhérer ? Mais, vous avez raison, il faudrait éviter à tout prix que l’Afrique devienne l’un des théâtres de la rivalité extrême qui oppose les États-Unis et la Chine. La coopération entre la Chine et l'Afrique est une réalité, et elle est souvent efficace même si les Chinois savent, comme d’autres pays, privilégier leurs propres intérêts à court, moyen et long terme. Les États-Unis et nombre de puissances européennes ne voient pas cela d’un très bon œil mais, la nature ayant horreur du vide, sans doute le monde occidental aurait-il dû fournir un soutien plus appuyé et plus pérenne à l’Afrique pour éviter de créer l’espace dans lequel s’est engouffré la Chine. Cela peut préoccuper, ou déplaire, mais il semble que la Chine attache moins d’exigences et interfère comparativement moins dans la gouvernance des pays qu’elle aide en Afrique. Je pense notamment aux infrastructures. L’Histoire montre que l’aide occidentale, via le FMI et la Banque Mondiale notamment, a été beaucoup plus contraignante et beaucoup plus porteuse des valeurs et des intérêts du néolibéralisme. Donc, oui, Biden a assurément une carte à jouer en Afrique, si l’intention est sincère, car l’intention ne peut pas et ne doit pas être d’affronter la Chine en Afrique.

 

Pour Blinken, la Chine agit de manière «plus répressive» et «plus agressive». Les États-Unis ont-ils adopté la continuité de la politique de Trump à l’égard de la Chine ?

Blinken défend les intérêts américains, et l’hégémonie américaine est considérablement érodée par la Chine. Je ne crois pas que la comparaison avec Trump soit utile, sans doute est-ce faire beaucoup d’honneur à Monsieur Trump. Par ailleurs, il n’est pas choquant d’observer des lignes de continuité entre deux administrations, même très opposées, sur certains dossiers de politique étrangère. Le défi chinois est réel pour les États-Unis. Il ne faut pas se faire la moindre illusion sur les préoccupations de Joe Biden : il a défini la concurrence avec la Chine comme le plus important défi de son administration en matière de politique étrangère, promettant même de maintenir une importante présence militaire dans la région indopacifique. A tout le moins le ton sera plus diplomatique, ce qui a son importance y compris dans les arcanes de la Realpolitik. Un élément très intéressant, comme pour ce qui concerne l’Afrique, sera d’observer la tectonique des plaques diplomatiques, parfois probablement avec des relents de bonnes vieilles méthodes de la guerre froide, lorsque les États-Unis essaieront (essaient déjà) d’instrumentaliser l’Union Européenne via l’OTAN dans un rapport de force avec la Chine. Le monde se repositionne, nous entrons dans une nouvelle ère. La fin de l’Histoire telle que proclamée par Francis Fukuyama en 1989 n’est définitivement plus à l’ordre du jour.

Propos recueillis par Mouhamet Ndiongue