(Billet 541) - Le « pour le moment » d'Antony Blinken à Nasser Bourita...

(Billet 541) - Le « pour le moment » d'Antony Blinken à Nasser Bourita...

Depuis que Joe Biden est président et Antony Blinken secrétaire d’Etat, le Maroc et les pays intéressés par la question du Sahara se demandent si la décision de Donald Trump consistant à reconnaître la marocanité de ce territoire sera reconduite ou annulée. Rabat et Tel Aviv estiment que oui, nos adversaires (Alger bien sûr, mais désormais aussi, dans une moindre mesure, Madrid, Paris et Berlin) espèrent que non. Et la semaine dernière, Antony Blinken a parlé à Nasser Bourita…

Le 10 décembre 2020 donc, les Etats-Unis de Donald Trump reconnaissent la marocanité du Sahara et le Maroc renoue avec Israël. Le 20 janvier 2021, Joe Biden s’installe dans le Bureau Ovale. Quand il lui arrive de penser au Sahara, le monde se demande si Biden maintiendra cette reconnaissance ou non. Tout porte à croire que oui, et voici quelques jours, Antony Blinken passe un coup de fil à son homologue Nasser Bourita et lui affirme – selon le site Axios, non démenti par les Marocains – que les Etats-Unis ne reviendront pas sur la décision de l’administration précédente, « pour le moment du moins »… Etrange. Dès lors, deux cas se présentent :

1/ Les Etats-Unis maintiennent leur reconnaissance, poursuivent et confirment leur installation en Afrique de l’Ouest et en Afrique tout court à travers le « hub » marocain. Pour Washington, le risque est réduit et le gain considérable, car les Unions africaine et européenne sont démonétisées, Alger enragera mais on a l’habitude, et Russie et Chine auront été prises de vitesse, et continueront peut-être de bloquer au Conseil de Sécurité, mais rien de sérieux ni de préjudiciable n’adviendra.

2/ Les Etats-Unis annulent la décision de Donald Trump. Dans ce cas, et après plusieurs semaines et mois, ce ne sera plus un recul sur la politique de M. Trump mais une véritable sanction décidée par M. Biden, et cela équivaudra à un acte immensément offensant envers Rabat et considérablement (voire dangereusement pour lui) inamical pour Tel Aviv (on sait que Joe Biden a de tous temps été un fervent et béat défenseur d’Israël, ayant demandé le transfert de l’ambassade à Jérusalem bien avant Trump et ayant applaudi à la décision de ce dernier de le faire !). Quelle pourrait être la raison d’un tel geste contre Rabat ? Quelle chose le Maroc pourrait-il donc faire (sauf à reconnaître sa responsabilité dans l’assassinat de Lincoln) pour mériter pareil revirement ? Et ce faisant, Joe Biden reniera sa propre politique de redonner crédibilité à la diplomatie US en refusant d’annuler toutes les décisions de son prédécesseur. Enfin, pour le Maroc, cela serait un retour au statu quo habituel, mais pour les Américains, un tel revirement ruinerait leurs efforts de séduction menés en direction de l’Afrique, continent


devenu prioritaire pour eux, et cela attirerait inutilement l’ire israélienne sur Joe Biden.

Il semblerait donc que la grande diplomatie n’étant pas un jeu d’enfant, Antony Blinken ait simplement voulu faire d’une pierre trois coups : ne pas (trop) mécontenter Israël, dont la reprise des relations avec le Maroc revêt plus d’importance que les autres accords d’Abraham (Emirats Arabes Unis, Bahreïn et Soudan), rassurer le Maroc tout en le maintenant sous tension, et ne pas trop déplaire à Alger en lui laissant caresser le fol espoir d’une annulation de la décision trumpienne. En d’autres termes, le beurre, l’argent du beurre et le sourire (difficile pourtant à obtenir) de Nasser Bourita.

Comment devrait réagir le Maroc ? En poursuivant sa politique de la diplomatie parallèle et des coulisses, usant de son soft power de plus en plus significatif (lobbies, diaspora marocaine juive, entregent africain, coopération sécuritaire, approche religieuse…). Il est cependant important de garder en mémoire que nos amitiés traditionnelles sont devenues problématiques et de plus en plus superficielles ; en effet, Madrid et Paris ne risqueront pas l’embolie si les Etats-Unis reviennent à leur position initiale… Les deux capitales n’applaudiraient certes pas bruyamment telle décision, mais en coulisses, pousseront un grand et souriant ouf de soulagement.

Il restera alors à Rabat la possibilité de jouer la carte chinoise, déjà présente en Afrique, ayant déjà posé un petit pied au nord du Maroc, étant intéressée par la logistique portuaire et terrestre marocaine à quelques kilomètres de l’Europe, et très fortement intéressée par l’influence du Maroc sur une région ouest-africaine où Pékin a encore des points à engranger et des territoires (encore) à « occuper ».

Cette semaine, Nasser Bourita sera l’invité de l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee), le très puissant lobby pro-israélien qui intervient si fortement et de moins en moins discrètement dans les affaires diplomatiques US. Nul doute que M. Bourita saura passer les messages voulus… Mais il serait aussi plus que souhaitable que le Maroc évite des éditoriaux incendiaires de grands journaux américains sur les droits de l’Homme, comme le dernier en date du Washington Post sur les affaires Omar Radi et Soulaïmane Raïssouni. Il faut en effet soit juger ces deux personnes, ou les relaxer ; les maintenir en détention sans procès fait désordre et alimente les arguments des adversaires du royaume. Les enjeux géopolitiques marocains sont bien plus considérables que les petits jeux de politique interne…

Sur le plan géopolitique et économique, nous ne sommes certes pas un géant, mais nous ne sommes pas non plus un nain. Nous avons des atouts, les uns connus, les autres plus discrets, et il nous appartient de les faire valoir, même à la Grande Amérique, aujourd’hui très tourmentée par son piège de Thucydide…

Aziz Boucetta