[Entretien] Nicolas Gachon: Biden face aux reliques du "Trumpisme"

[Entretien] Nicolas Gachon: Biden face aux reliques du "Trumpisme"

Le président américain se dit "déterminé à se réengager avec l'Europe", en renversant la politique étrangère isolationniste de Donald Trump.

Lors de sa première grande apparition sur la scène mondiale, le président Joe Biden a promis aux dirigeants du Groupe des Sept (G7) lors de la conférence virtuelle de Munich sur la sécurité que les États-Unis étaient de nouveau engagés dans un engagement multilatéral, y compris l'Accord de Paris sur le changement climatique.

«L'Amérique est de retour», a-t-il déclaré vendredi, rompant avec la politique étrangère isolationniste de son prédécesseur Donald Trump, qui a vu les États-Unis se retirer d'importants accords et alliances mondiaux.

Nicolas Gachon, maître de conférences en civilisation américaine contemporaine à l’Université Paul Valéry Montpellier 3, spécialiste des questions politiques, analyse les répercussions de cette décision.

Le professeur Gachon récusant la formule « politique africaine » aborde ici le nouveau partenariat Etat-Unis/ Afrique dans un élan de rupture engagée par le président Biden. Entretien.

Joe Biden veut renforcer le multilatéralisme avec une nouvelle politique étrangère. Quelles peuvent être les répercussions d’une telle décision?

On a vu Joe Biden alerter hier les alliés européens des États-Unis sur ce qu’il a décrit comme un « assaut contre le progrès démocratique », sur l’émergence de dérives autocratiques à travers le monde.  Biden tente de prendre de la hauteur, de restaurer une sorte de leadership moral des États-Unis. Sous cet angle, ce qu’il qualifie de « progrès démocratique » ne consiste plus, bien évidemment, à vouloir « exporter » la démocratie, voire à essayer de l’imposer, comme ce fut par exemple le cas sous George W. Bush, mais à revenir à davantage de dialogue, de modération et de civilité dans les relations internationales, pour éviter que le monde ne bascule dans une spirale mortifère. Alors que je l’écoutais, ce que Biden appelle « progrès démocratique » me faisait un peu penser à ce qu’on qualifie de « religion civile » aux États-Unis, qui postule une lecture plus implicite et transversale de la religion, une sorte de socle commun, fût-il rhétorique, et politiquement rassembleur. Je crois, je crains peut-être, que nous en soyons là en matière de politique étrangère et de multilatéralisme du point de vue des élites politiques de Washington, à la recherche effrénée du plus petit dénominateur commun comme une sorte de pis-aller.

Certes, les alliés de toujours des États-Unis ne peuvent que saluer et se réjouir du retour des États-Unis sur la scène internationale avec pour objectif de défendre la démocratie et les droits de l’Homme, de collaborer avec d’autres pays pour juguler le réchauffement climatique et le pandémies. Tout cela est parfait. Votre question, d’ailleurs, est très juste et se trouve être porteuse de toute l’ambiguïté de cette problématique : vous me dites que « Joe Biden veut renforcer le multilatéralisme », ce qui est une intention, et me demandez aussitôt « quelles peuvent être les répercussions d’une telle décision ». Mais est-ce bien une décision ? Est-ce encore autre chose, au-delà de quelques « executive orders », qu’une intention ? Car peut-on réellement considérer que le monde a changé depuis le 20 janvier, date de l’investiture de Joe Biden ? Le fait est et reste que la voix et la parole des États-Unis ont été considérablement démonétisées par le Trumpisme, que les États-Unis se sont révélés être un allié bien encombrant ces quatre dernières années, et que 74 millions d’Américains ont tout de même voté pour reconduire Donald Trump au pouvoir. Il convient donc d’attendre que la poussière, si j’ose dire, retombe un peu. L’angélisme bienveillant de Joe Biden est assurément bienvenu, mais il pourrait s’avérer très insuffisant. Biden n’obtiendra pas pour les États-Unis, contrairement à Barack Obama en son temps, qui avait reçu le Prix Nobel de la Paix en 2009, une quelconque absolution préemptive qui effacerait les controverses de l’administration précédente. Biden, plus encore qu’Obama, sera jugé sur pièces. Les déclarations d’intention sont importantes : Biden devait absolument faire en sorte que les États-Unis changent de langage. A présent, le travail de reconquête peut effectivement commencer. Mais attention, Joe Biden sera le président des États-Unis, pas celui de la planète … tiens, il me semble que cette phrase-là est justement une phrase de Donald Trump. Attention, donc, car au-delà des aspects formels, la politique étrangère états-unienne est une sorte de variation perpétuelle sur un même thème.

Avec la Chine, la Russie, l’Iran et la Turquie, est-ce que le "transactionnalisme" de Trump va disparaître sous l’ère Biden?

Oui, c’est l’intention affichée, et souhaitons à Joe Biden de réussir, car le monde a effectivement besoin d’autre chose que du transactionnalisme étroit de Donald Trump. Mais Biden jouera-t-il, pourra-t-il jouer, et pour combien de temps, la carte d’un authentique multilatéralisme ? Car une telle posture voudrait que l’exceptionnalisme états-unien se trouve authentiquement assujetti à l’intérêt général, aux valeurs universelles, aux institutions internationales et au règles du droit international sans que les États-Unis puissent s’en exempter. Alors, oui, il y aurait dans ce cas une véritable doctrine Biden, un véritable changement de paradigme, depuis une posture hégémonique fossilisée vers une politique plus partenariale. Mais comprenez bien que si Joe Biden en reste aux déclarations d’intentions, tout cela demeurera très en deçà du changement de paradigme, cela ne dépassera pas l’épaisseur du trait : quelle différence, au fond, entre « politique transactionnelle » (Trump) et « politique partenariale » (Biden) si on en reste au seul champ rhétorique. Biden et Trump ne seront dans


ce cas que les deux faces opposées d’une même pièce, sans doute un dollar ! C’est de ce point de vue qu’il faut que Joe Biden évite de faire le troisième mandat de Barack Obama en politique étrangère, s’il le peut, si la politique intérieure le lui permet, s’il ne perd pas le Sénat lors des prochaines élections de mi-mandat, etc. Il faut souhaiter à Biden de réussir, mais n’oublions pas les déclarations d’intention de Barack Obama, le discours du Caire de 2009, la politique de « reset » ou de réinitialisation des relations avec la Russie dont on sait ce qu’elle a donné, le recul sur la ligne rouge en Syrie, etc. Tous ces intentions non transcrites en actions politiques ont, pour une part, creusé le lit du Trumpisme.

La politique africaine de Joe Biden sera-t-elle le troisième mandat d’Obama?

Tout d’abord, mais vous avez raison de l’utiliser parce qu’elle existe, hélas, je n’aime pas la formule « politique africaine ». C’est très ethnocentrique comme point de vue, et cela laisse à penser que tous les pays d’Afrique sont interchangeables, identiques, sans différences culturelles, politiques, etc. Cela rappelle le discours politique de l’après-Guerre Froide. C’est une posture à mon sens très inefficace dans le meilleur des cas, et potentiellement dangereuse à long terme. D’ailleurs la politique africaine de Barack Obama est une sorte de mise en abyme de tout ce dont nous sommes en train de parler. Car, au fond, de quelle « politique africaine » parle-t-on ? L’élection du premier président américain de descendance africaine a été accueillie avec euphorie à travers le monde, et bien entendu en Afrique mais, pour être tout à fait juste, je vous mets au défi de m’expliquer en quoi la politique des États-Unis à l’endroit de l’Afrique a véritablement changé avec Barack Obama, au-delà du symbole. Car il y a en réalité deux présidences des États-Unis, la première est intérieure, la seconde est étrangère. Et la seconde reste toujours, je dis bien toujours, tributaire de la première. Lorsque Obama était au pouvoir, les intérêts des pays d’Afrique ont restés secondaires et marginaux vis-à-vis des intérêts des États-Unis, et j’irais même jusqu’à dire que le fait qu’Obama ait été de descendance africaine, et qu’il était de surcroît très attaqué par la droite conservatrice pour cette raison-là, a en réalité entravé plus qu’elle n’a facilité les quelques velléités qu’il a pu avoir pour le continent africain. Donc, pour répondre à votre question, Joe Biden ne va probablement pas révolutionner quoi que ce soit en matière de politique africaine, il jouera probablement la carte d’une prudente bienveillance sur fond de divisions profondes de la société américaine autour des questions identitaires et raciales.

Le président américain s'est dit déterminé à regagner la confiance de l'Europe. Va t-on vers deux blocs Etats-Unis/UE contre Russie/Chine? Et quelles conséquences pour la relance économique mondiale post Covid ?

C’est notamment pour toutes ces questions que vous soulevez, tout en souhaitant la plus grande réussite possible au nouveau président des États-Unis, que je reste pour l’heure extrêmement prudent. S’agissant de l’Europe et du multilatéralisme, on voit resurgir le prisme de l’OTAN qui est non seulement l’un des leviers de l’hégémonie américaine mais également, dans le giron des relations intra-européennes, un facteur de tensions. Et les États-Unis, par le passé, ont parfaitement su exploiter ces tensions, comme dans un coup de billards à plusieurs bandes. Sous couvert de sécurité et de protection, l’OTAN marque l’influence américaine et exerce par exemple une pression sur le couple franco-allemand : la France est historiquement quelque peu en porte-à-faux au sein de l’OTAN tandis que l’Allemagne, également pour des raisons historiques, reste, elle, très tournée vers les États-Unis. C’était très frappant durant les années Obama : l’Allemagne était l’interlocutrice des États-Unis pour l’Europe et on avait presque le sentiment d’un pont aérien entre Washington et Berlin dès lors qu’Obama devait se rendre en Europe. Ces petites et parfois moins petites tensions sont très favorables aux intérêts américains.

Alors, oui, pour en revenir à ce que je vous disais au début de notre entretien, Joe Biden est en train d’alerter l’Europe sur les atteintes à la démocratie potentiellement liées à la Chine et à la Russie, et de les appeler à opposer un front commun. Après quatre années de mépris en règle de la part de l’administration Trump, le message peut sembler rassurant voire agréable dans les capitales européennes. Le risque, néanmoins, est de voir resurgir une configuration géopolitique de facture typiquement américaine où les États-Unis décident et l’Europe suit. La stratégie de Biden, pour des raisons qui sont propres aux États-Unis, est en réalité extrêmement agressive à l’endroit de la Chine et de la Russie. Sans vouloir me livrer à des prédictions hasardeuses, je ne serais pas surpris de voir Emmanuel Macron et le prochain chancelier allemand compliquer la stratégie géopolitique de Joe Biden en essayant de jouer, de concert, une partition plus spécifiquement européenne avec la Chine et la Russie. La Chine est une rivale directe pour les États-Unis, mais l’Europe la perçoit davantage comme une partenaire et beaucoup moins comme une ennemie. Là encore, Joe Biden devra transiger s’il veut réconcilier, mais la politique étrangère des États-Unis est directement dictée non seulement par ses intérêts économiques et géostratégiques mais également par les vicissitudes de sa vie politique intérieure. Trump est parti, certes, mais le Trumpisme est encore bien présent.

Propos recueillis par Mouhamet Ndiongue