Mouhamadou M Ly/ PCNS: "La ZLECA passe par des politiques sectorielles audacieuses"

Mouhamadou M Ly/ PCNS: "La ZLECA passe par des politiques sectorielles audacieuses"

L'accord de libre-échange interafricain est entré en vigueur, vendredi 1er janvier 2021, conformément aux engagements pris par les États ayant signé et ratifié le texte de la Zone de libre-echange continentale africaine (Zlecaf).

La Zlecaf est un projet en cours de création sur l'ensemble du continent africain. Elle doit regrouper la zone de libre-échange incluant le Marché commun de l'Afrique centrale et australe (COMESA), la Communauté de développement de l'Afrique centrale (SADC), la Communauté économique des États de l'Afrique centrale (CEMAC), la Communauté économique des États de l'Afrique de l'ouest (CEDEAO), l'Union du Maghreb arabe (UMA) et la Communauté des États sahélo-sahariens.

Mouhamadou Moustapha Ly,  Economiste senior au Policy Center for the New South (PCNS), aborde dans cette interview l'impact du Covid-19 dans l'économie africaine et esquisse les perspectives économiques du continent africain, qui en début janvier 2021 a vu son marché commun entré en vigueur avec la Zlecaf.

M.Ly (phpto) est titulaire d'un doctorat en économie du développement. Ses activités de recherche portent sur la macroéconomie du développement en particulier sur les politiques fiscales et monétaires. M. LY a également été consultant pour plusieurs organisations internationales de développement et pour le gouvernement sénégalais.

La Zone de Libre-échange continentale africaine (ZLECAF) est entrée en vigueur ce 1er janvier 2021. Quel serait l’éventuel impact des multiples communautés économiques régionales africaines sur cette zone de libre échange ?

L’Afrique est assez connu et riche de ses nombreuses communautés visant l’intégration politique et économique des différents pays du continent. En effet, il existe un nombre important d’organisations d’intégration sous régionale et l’Union Africaine reconnait officiellement huit d’entre elles : CEDEAO (Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest), IGAD (Intergovernmental Authority on Development), SADC (communauté de développement d’Afrique Australe), COMESA (Marché commun de l'Afrique orientale et australe), CEEAC (communauté économique des États d’Afrique Centrale), CEN-SAD (Communauté des États sahélo-sahariens), UMA (Union pour le Maghreb Arabe).

Il faut rappeler que dans le cadre du « Plan d’action de Lagos pour le développement de l’Afrique » (adopté en 1980) la ferme résolution retenue était de réaliser la Communauté Économique Africaine (CEA). Telle que précisée dans la feuille de route adoptée, la stratégie devant mener à la pleine réalisation de la CEA se présentait schématiquement en trois étapes. D’abord le point de départ était la nécessaire construction des communautés économiques régionales (CER). Il s’agissait alors de favoriser la création de telles organisations à travers tout le continent et, pour celles qui existent déjà travailler à les renforcer davantage. Ensuite, ces CER jetteront les bases pour un marché commun africain pour une intégration économique, commerciale voire industrielle des économies du continent. Enfin, l’étape final serait la mise en place effective de la CEA pour assurer une pleine intégration économique, sociale et culturelle du continent africain. Donc il apparaît que clairement que les nombreuses communautés sont un élément essentiel pour l’Union Africaine pour atteindre l’objectif d’une Afrique unie, intégrée sociale et solidaire.

Cependant pour un projet comme la ZLECA, un maillon essentiel vers la CEA, qui vise dans un premier temps la suppression des frontières intra-africaines puis à terme arriver à une union douanière la coexistence des communautés régionales de plus en plus fortes et vastes peut susciter des inquiétudes quant à l’effectivité prochaine du dit projet. La signature en 2015 de l’accord instituant la Zone de Libre Échange Tripartite (ZLET, qui regroupe 26 États membres ou partenaires de la COMESA, de la SADC et de la CAE) constitue un élément supplémentaire à clarifier par rapport au projet continental de la ZLECA. En effet, les similitudes[1] qui existent entre les deux accords conduisent à penser que la ZLET aurait dû être une sous-composante de la ZLECA[2]. Autrement dit, risque-t-on de ces CER notamment la ZLET se renforcer de manière à se poser en concurrentes à la ZLECA ? sur ce point, les termes de l’accord de la ZLECA en son article 19 alinéas 1 & 2 sont explicitent sur la question des conflits potentiels entre la ZLECA et les accords régionaux[3]. L’alinéa premier précise bien que les termes de l’accord de la ZLECA l’emportent sur toute autre disposition d’une CER en cas d’incompatibilité manifeste. Cependant l’alinéa 2 encourage et rassure les CERs dans l’approfondissement de leur processus d’intégration en leur assurant de pouvoir maintenir les acquis d’intégration plus approfondis que ceux de la ZLECA[4]. Il n’en demeure pas moins, pour le moyen terme, une meilleure cohérence est nécessaire entre la ZLECA et la ZLET d’une part et d’autre part entre la ZLECA et les autres CER à travers le continent africain.

Dans ce cadre et pour arriver à une effectivité prochaine de l’accord, le secrétariat de la ZLECA pourrait travailler à établir un calendrier lisible et réaliste sur les dates de disparitions de ces zones au profit du marché unique africain. Pour une piste pour y arriver serait de mener un diagnostic par zone et voir celle qui doivent accélérer l’approfondissement de leur intégration. Selon l’Indice de l’Intégration Régionale en Afrique (IIRA), la CAE obtient le score le plus élevé donc devrait servir de « modèle » pour les autres CER. Au niveau continental, l’indice nous renseigne que les points faibles de l’intégration concernent l’intégration productive (structures de production) donc le secrétariat de la ZLECA dispose là d’un indicateur permettant de guider son action pour à la fois aider ces communautés à arriver à l’union douanière mais aussi à être en mesure de donner un calendrier de fusion de ces sous ensemble dans le projet continental.

Que pourrait être l’avenir de la structure économique africaine, si les États parviennent réellement à répondre au dispositif juridique de la ZLECAF ? et qu’en sera-t-il dans le cas contraire ?

D’emblée, par rapport à la deuxième partie de la question, il faut retenir que la ZLECA n’aura d’autre choix sinon de réussir. La raison est toute


simple et tient à la chance unique dont bénéficie le continent africain. L’intégration africaine, dans ses différentes sous-régions et dans son ensemble, est portée par les peuples et ceci avant même l’occupation coloniale du continent.  Donc, il ne reste que la mise en place de politiques sectorielles audacieuses pour accélérer cette union déjà portée par les populations. Cela n’exclut pas de comprendre les réticences qui peuvent exister çà et là (nous y reviendront plus abs certainement).

La structure économique désirée par les africains pour leur continent est connue je dois dire. L’histoire récente des économies émergentes et autres dragons du Sud-Est asiatique renforce cette aspiration africaine. Cette aspiration se décline en quatre points principaux.

Le premier concerne bien évidemment l’augmentation des échanges intra-africains de biens et services qui sont actuellement d’environ 15,4% ce qui reste assez faible. Un objectif raisonnable serait d’atteindre les niveaux des autres régions émergentes à l’horizon 2063. Au-delà de l’échange simple de biens et services, la ZLECA vise avant tout l’allongement des chaines de valeur gage d’un développement d’un secteur secondaire continental résilient. Cela nous conduit aux trois autres aspects inhérents à la ZLECA.

Le second point est que l’essentiel des échanges (intra-africains et ceux avec des partenaires non en dehors du continent) porte sur des produits manufacturés et non plus sur les produits de base. Conséquemment à ce point, l’Afrique aspire à développer une réelle coopération industrielle intra continentale en instaurant un cercle vertueux avec la consommation de produits « made in Africa ».

Enfin, une intégration africaine réussie est celle qui repose et encourage des projets structurants inter-pays et en cela la ZLECA offre une opportunité historique. Dans le plan de Lagos, qui a lancé la réflexion sur ce qu’est devenu aujourd’hui la ZLECA, il est clairement fait mention de la composante fondamentale qui concerne la promotion des infrastructures et autres infrastructures de transports au sein du continent africain. Ces infrastructures concernent également des secteurs tels que l’énergie en cela le projet du barrage hydroélectrique de Rusumo qui regroupe le Burundi, le Rwanda et la Tanzanie en est une parfaite illustration.

La ZLECAF peut-elle accélérer l’émergence économique du Maroc ?

De façon plus générale, la question se pose pour savoir les gains et pertes éventuelles pour chacun des 54 États du continent africain. L’on se rappelle en 2018 lors du sommet de Kigali les hésitations de certains pays à rejoindre l’accord de la ZLECA.

Sur le plan empirique, il est largement accepté en économie que plus un pays est grand (en termes de taille de population) moins importants seront ses gains à la suite d’une plus grande ouverture commerciale. La raison tient au fait qu’une forte population offre un marché direct aux produits nationaux et donne le privilège d’une moins grande spécialisation pour ces économies. Alors que bien souvent l’inverse se produit pour les plus petites économies qui ont plus tendance à la spécialisation. Dans l’absolu, et à la condition qu’il s’agisse d’échange de produits avec une large origine africaine, le bénéfice social au niveau continental sera plus important que les coûts pour la simple que le surplus du consommateur africain (plus important en nombre) l’emportera sur les pertes éventuelles pour des secteurs donnés. Ainsi, des pays tels que le Nigeria, le Maroc, l’Afrique du Sud, l’Éthiopie, l’Égypte ont le plus grand rôle à jouer dans la réussite de la ZLECA. Cela appelle des actions, aussi bien de la part du secrétariat de la ZLECA que des pays pris individuellement ; autour au moins de deux principes.

Le premier et avant tout l’Afrique se doit d’être patiente avec ses géants. La position de certains grands pays a été de suggérer de donner un peu de temps pour la construction des industries nationaux afin que ce soit principalement des produits africains qui soient échangés dans le cadre de la ZLECA.

Un second principe concerne la solidarité et l’audace qui devraient guider toutes les actions. La ZLECA devra retenir les errements du passé où le commerce des économies africaines reposait sur les avantages comparatifs « naturels » des pays. Alors, si ce principe est (malheureusement) appliqué dans le cadre du projet continental on verrait un pays X riche en produits de base exporter (uniquement) ceux-là vers une économie dotée d’une industrie de transformation. Bien entendu ce processus ne sera pas porteur de transformation structurelle pour les économies avec des structures industrielles naissantes. Dès lors une réelle approche solidaire permettrait d’organiser des chaines de valeur continentale avec implantation d’unité industrielle/semi-industrielle dans les pays avec industrie en construction. Enfin, la plus grande attention devra être portée sur les questions de règles d’origine. Les réserves exprimées en 2018 concernaient pour beaucoup la nécessaire définition de barèmes relatifs aux règles d’origine pour apaiser les craintes quant aux possibles créations/détournements de trafic.

En résumé, en plus d’être portée par les peuples eux-mêmes, la ZLECA réserve de très importants gains potentiels pour tous les pays du continent. La responsabilité incombe désormais aux décideurs et autres analystes afin de garantir la définition et l’adoption de politiques pour une intégration africaine pour l’éclosion de la CEA à l’horizon 2063.

Avec Policycenter

[1] « La Zone de libre-échange tripartite et la Zone de libre-échange continentale africaine : bien-fondé de la consolidation » par David Luke et Zodwa Mabuza, 2018.

[2] Tous les deux accords visent à rationaliser les adhésions multiples aux arrangements commerciaux des pays du continent.

[3] Article 19, alinéa 1 : « En cas de conflit et d’’incompatibilité entre le présent Accord et tout autre accord régional, le présent Accord prévaut dans la mesure de l’incompatibilité spécifique, sauf dispositions contraires du présent article. »

[4] Article 19, alinéa 2 : « Nonobstant les dispositions de l’alinéa 1 du présent article, les États parties qui sont membres d’autres communautés économiques régionales, d’autres accords commerciaux régionaux et d’autres unions douanières, et qui ont atteint entre eux des niveaux d’intégration régionale plus élevés que ceux prévus par le présent Accord, maintiennent ces niveaux entre eux. »