L’insoutenable poids de l’Autre dans la société marocaine, par Youssef Boucetta
« Je suis en situation, à la fois facticité (englué dans le monde) mais liberté (rien d'extérieur à moi ne m'oblige à regarder). Or, quelqu'un survient. On me regarde. Soudain, je prends conscience de ce que je fais. Je me vois, parce qu'on me voit. J'existe sur le même plan que les objets inertes : je suis l'objet d'un regard, objet pour autrui. J'ai honte et dans la honte je découvre le regard d'autrui et moi-même au bout de ce regard. Je ne suis plus libre : je suis objet. Le regard de l'autre me saisit et me fige».
Jean-Paul Sartre, dans ce passage de « L’être et le néant » nous éclaire sur la façon dont le regard de l’Autre pèse sur notre conscience de nous-mêmes. Ainsi, lorsqu’on est vu, lorsqu’on se sent vu, « on découvre le regard d’autrui et (nous) mêmes au bout de ce regard ». Conséquemment, lorsque nous agissons, nous avons toujours un public en tête. Que ce public soit présent ou pas, nous jugeons nos propres actions à travers le regard de cette altérité qui nous accompagne perpétuellement. Nous imaginons ce regard, nous le construisons progressivement au fur et à mesure que nous nous socialisons. La majorité des codes sociaux et culturels auxquels nous obéissons sont la conséquence immédiate de la conscience de ce regard. Mais cela n’est pas nécessairement déplorable, car la conscience de l’altérité chez chacun de nous peut éliciter des réponses variables.
Je ne surprends personne en faisant remarquer qu’au Maroc, cette vision de l’altérité qui est constamment présente chez chaque individu, soutient un poids écrasant. Il ne s’agit pas de suggérer que nous avons tous exactement la même audience en tête lorsque nous autoévaluons chacune de nos actions. Je propose uniquement que cette image mentale de l’Autre est profondément conditionnée par le fait même d’être Marocain. Nous ne sommes pas étrangers aux fameuses formules « ach ghay goullo nass » ou encore « ma bghitch nass i hedro ». Ces propositions sont presque proverbiales, tant elles sont ancrées dans nos mentalités. Si l’on peut parler d’une marocanité — d’une essence culturelle commune — cette conception de l’altérité en serait à la racine.
Encore une fois, cela n’est pas nouveau. C’est un sujet de discussion plutôt commun ; la littérature, la musique et le cinéma marocains critiquent constamment les effets de cette présence étouffante. Mais cela n’est pas exactement le sujet.
Ayant établi une base théorique grossière, arrivons donc à l’idée centrale de cette réflexion. L’objectif est de remettre en question la nature de l’image de l’altérité propre à l’individu marocain. Notre conception de cet Autre en fait un agent toujours trop critique, toujours trop catégorique et malveillant. Dans une multitude d’exemple concrets, il l’est sans doute, et un peu plus encore. Mais le jeu n’est pas de chercher à démentir ce que je propose — ce serait trop facile. Il s’agit plutôt d’imaginer l’événement dans lequel nous prendrions une autre approche. Celui d’une construction de l’altérité teinte de compassion. Et si, dans l’éventualité malheureuse que nous regardions autour de nous et que nous constations qu’elle n’existe pas, il faudrait l’inventer.
Je fais maintenant appel, afin d’éclaircir davantage mon argument, à un personnage littéraire canonique de nos voisins espagnols.
La qualité de ce qui est donquichottesque est la capacité à croire avec une
vigueur inébranlable à une audience mentale inventée — une conception de l’altérité qui nous inspire, qui nous meut dans la direction que nous-mêmes voulons nous imposer, vers des inconnus nourrissants et épanouissants. Don Quichotte, le personnage, imagine en permanence qu’il est dans un roman de chevalerie. Il soumet chacune de ses actions aux codes moraux, à l’éthique et même à l’esthétique des chevaliers. Mais son imagination vivace est inévitablement opposée à la réalité de l’Espagne de son époque. Son vrai nom n’est même pas Don Quixote mais Alonso Quijano. La réalité, pourtant, n’a aucun pouvoir sur lui. Son imagination n’en est pas conditionnée, c’est plutôt lui qui conditionne la réalité environnante jusqu’à ce que son entourage finisse par s’adapter à sa vision alternative.
Redescendons un peu au sud, sur le territoire marocain. Si nous sommes toujours vaincus par le poids accablant de l’Autre, quel qu’il soit, c’est aussi parce que nous n’osons pas le réformer. Car oui, l’Autre nous appartient, c’est à chacun de nous de le sculpter de façon à ce qu’il nous soit utile, productif. Ce dont la mentalité marocaine a besoin, c’est d’un nouveau souffle donquichottesque. Cet appel à la réforme de notre marocanité individuelle est destiné surtout à une jeunesse qui se recherche. Mais il vise tout individu qui perçoit avec désenchantement une contradiction entre son identité et sa nationalité marocaine. En effet, si l’on cherche jamais à transformer notre société, il n’y a d’autre moyen que de commencer ardûment par soi-même. Je m’incline devant le mouvement « Hors-la-loi » (@moroccan.outlaws.490) créé par Leïla Slimani et Sonia Terrab.
Ce mouvement affiche élégamment la contradiction entre les libertés revendiquées et la réalité juridique qui pend sur chacun comme une épée de Damoclès dans les mains de Léviathan. En s’appropriant ce qui pourrait être la honte de ne pas appartenir à un moule, et en transformant cela en fierté, ce mouvement réinvente l’altérité des individus marocains avec soif de liberté. L’activisme de ce groupe est imprégné avec précisément cette qualité donquichottesque dont nous avons désespérément besoin.
Le Maroc progresse inévitablement, que ce soit par lui-même ou sous la pression de l’international, vers une libéralisation de la société au fur et à mesure qu’il se développe. Si nous ne réfléchissons pas simultanément à la dimension psychosociale du pays dans le cadre du processus de développement, les volets économiques et politiques buteront un jour où l’autre dans un mur. En parlant de dimension « psychosociale », je fais référence à ce que nous connaissons tous sous le nom de « mentalité marocaine ». C’est la part de conditionnement qu’opère le fait de notre appartenance à la société marocaine sur notre subjectivité individuelle. J’appelle cela aussi « la marocanité », terme bien saupoudré dans ce texte. Inondons alors la marocanité, la mentalité marocaine, le volet psychosocial de notre développement dans un donquichottisme audacieux. Nous serons sans aucun doute agréablement surpris par les résultats.
----------------
Youssef Boucetta est étudiant en 3ème année au Amherst College, en littérature comparée et cinéma. Il développe un documentaire sur le skate au Maroc avec 2m et il a publié une traduction et analyse de Borges avec l’Université de Dallas. Fils de diplomates et polyglotte, il est également auteur de plusieurs articles sur la darija et son usage au Maroc.