[Entretien] Rachid Achachi: « re-politiser et re-souverainiser la monnaie »

[Entretien] Rachid Achachi: « re-politiser et re-souverainiser la monnaie »

Selon Rachid Achachi, le Maroc doit disposer d’un « parlement économique » qui aura pour mission d’évaluer le caractère productif ou non du besoin de financement exprimé par l’exécutif.

Pour M. Achachi, chroniqueur à Luxe Radio, docteur  en sciences économiques, et titulaire d'un master en macro-économie monétaire et financière, il faut sortir la monnaie du champ technique pour la réintroduire dans le champ politique.

S’agissant de la politique économique post-Covid19, partagée entre endettement et plan d’austérité, Rachid Achachi propose de se doter de nouveaux moyens de financement puisque la relance par la dette ne fait que repousser à plus tard la nécessité d’une politique d’austérité et pour aller très vite des mesures draconiennes s’imposent.

 

Panorapost. Il est de plus en plus préconisé la mise en place de la « planche à billets » pour amortir la crise financière post-Covid-19. Au-delà de fort taux d’inflation qui suivra, quels sont les autres risques qui pourraient survenir ?

Rachid Achachi. Tout dépend de quelle « planche à billets » nous parlons. Rappelons tout  d’abord que cette métaphore désigne sur un plan technique une création monétaire sans contrepartie réelle.

Ce procédé peut tout aussi bien concerner un financement direct de l’Etat par sa banque centrale à travers ce qu’on qualifie de « circuit du Trésor », que le financement direct des marchés financiers par cette même  banque centrale à travers une « politique d’assouplissement quantitatif ». Les deux constituent une dérive qu’il s’agit de ne pas reproduire au Maroc. Tandis que l’un soumet la création monétaire à la logique partisane du jeu politique et électoral, l’autre la soumet aux caprices des marchés financiers et à leurs désidératas, créant ainsi une situation « market-dépendance ».

Le risque d’inflation est présent dans les deux cas, mais s’exprime différemment.

Dans le cas d’une soumission totale de la  Banque Centrale au Politique, l’inflation procède d’une création excessive de monnaie en vue de financer les dépenses non productives de l’Etat (frais de fonctionnement, salaires, …), ou pour acheter la paix sociale à travers un creusement chronique et de plus en plus important du déficit budgétaire. L’inflation dans ce cas de figure concerne l’économie réelle.

Dans l’autre cas, celui d’une dépendance de la banque centrale aux marchés financiers (ce qui est le cas en l’occurrence de la FED et de la BCE) le risque étant que les politiques d’assouplissement quantitatif, plus connues depuis 2008 sous le nom de QE (Quantitative Easing), ne donne lieu à une hyperinflation mais au niveau des marchés financiers avec des actifs financiers en totale décorrélation avec l’économie réelle qu’ils sont sensés refléter. Une fois cette dépendance des marchés financiers aux injections des liquidités mise en place, les Banques Centrales ne peuvent plus faire marche arrière, et se voient obliger de réitérer de manière récurrente ces injections massives de liquidités qui prennent la forme de rachats massifs d’actifs financiers (actions, obligations, bons du Trésor,…) auprès des banques et autres institutions financières. En plus d’inflater les marchés financiers, d’autres risquent apparaissent :

  • Risque d’effondrement monétaire.
  • Accroissement des mouvements spéculatifs sur différents marchés (marché des actions, marchés obligataires, marchés des matières premières et alimentaire).
  • Risque de fausser les prises de décisions des agents économiques. Effectivement, quand le marché est en surliquidité avec des taux d’intérêts proches de zéro, l’argent ne coûtant rien dans ce contexte, les agents économiques (traders, banques,…) sont amenés à prendre des risques de plus en plus démesurés.

Endettement, moratoire fiscal, baisse des IDE et des transferts des MRE…  y a-t-il possibilité d’un ajustement structurel au Maroc ? Va-t-on vers une politique d’austérité ?

Comme il m’arrive souvent de le rappeler, « quand on a pour seul outil un marteau, on a tendance à voir tous les problèmes sous la forme de clous ». Car au Maroc, vu le logiciel idéologique que nous avons adopté et qui se traduit par une Banque Centrale dont la principale pour ne pas dire l’unique mission est « la stabilité des prix », l’Etat dans cette configuration n’a pour seuls leviers que le creusement du déficit budgétaire, autrement dit l’endettement auprès des marchés, ou une politique d’austérité en vue de rééquilibrer le budget. Tandis que la première solution se résume à hypothéquer notre avenir en réduisant nos marges de manœuvre budgétaire du fait de l’augmentation du service de la dette (amortissement + intérêts), la deuxième revient à soigner un rhume avec une chimiothérapie en tuant tout potentiel de relance économique. Or actuellement, nous assistons au sein du gouvernement marocain à un affrontement larvé entre les tenants d’une politique de relance par la dette et ceux d’une politique d’austérité. Ce qui explique que les décisions et surtout les déclarations du gouvernement semblent confuses. D’un côté on nous annonce un prélèvement de 3 jours du salaire des fonctionnaires et un gel des dépenses publiques non stratégiques, de l’autre on nous annonce qu’il n’est aucunement question de mettre en place une politique d’austérité. En réalité, tant qu’on ne se dote pas  de nouveaux moyens de financement, tous les chemins mèneront vers l’austérité. Puisque que la relance par la dette ne fait que repousser à plus tard la nécessité d’une politique d’austérité, tant que les autres proposent de l’appliquer dès maintenant. C’est un peu le choix entre la peste et le choléra. Cependant, ce choix cornélien n’est pas une fatalité car ils existent d’autres alternatives à condition de se donner les moyens et le courage de les penser.

Vous préconisez une réforme de la politique monétaire. En quoi cela peut-il apporter une efficacité dans l’architecture actuelle?

Cette proposition de réforme que je défends depuis 2012 entend nous éviter les deux dérives citées précédemment. Son objectif premier est de re-politiser et de re-souverainiser la monnaie, en la sortant du champ purement technique pour la réintroduire dans le champ politique, car est-il utile de rappeler que battre monnaie est le fait du Souverain. Car loin d’être neutre, elle revêt un caractère éminemment symbolique et politique. Il en résulte qu’elle doit servir en premier lieu, les impératifs de la nation que sont le développement économique et la prospérité de la Nation, tels que définis souverainement par le Peuple.

Ainsi, plus concrètement, je propose d’amender les statuts de « Bank Al Maghrib ». Premièrement, en vue d’élargir les objectifs de notre Banque Centrale au « financement du développement économique du pays» et au « financement des investissement productifs de l’Etat ». Cela passe par l’amendement...

de l’article 6. Loin d’être une hérésie, les Banques Centrales de pays et de zones économiques considérés comme les chantres du libéralisme (Etats-Unis, l’Union Européenne) ont des objectifs relativement similaires à ceux que je propose. Dans le cas de la réserve Fédérale Américaine (la FED), le soutien au plein-emploi figure parmi les objectifs prioritaires. Tandis que la Banque Centrale Européenne a pour mission de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union : « réaliser un développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix et une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social ».  Par conséquent, ne soyons pas plus libéraux que les libéraux eux-mêmes.

Deuxièmement, je propose en vue de garantir le caractère exclusivement productifs (investissements dans le infrastructures, soutien à la R&D, financement de secteurs stratégiques en vue d’un rattrapage économique et technologique,…) du financement de l’Etat par BAM, de créer un interface entre l’exécutif et la Banque Centrale, qui devra indépendance des deux,, et qui aura pour mission d’évaluer le caractère productifs ou non de besoin de financement exprimé par l’exécutif. Cette structure devra jouer  le double rôle de garde-fou, et de cerveau économique du Royaume. Ce qui m’a amené à proposer de l’ériger en « parlement économique » composé au tiers d’élus de la chambre des représentant (la dimension politique de la monnaie), au tiers de chercheurs spécialisés dans le domaine du développement économique (la dimension stratégique), et enfin au tiers par des experts de BAM (la dimension technique/expertise). Cette structure devra naturellement jouir d’une autonomie décisionnelle aussi bien vis-à-vis de l’exécutif que de BAM. De même, elle devra être placée sous l’étroit contrôle de la Cour des Comptes afin de garantir la transparence et le bon fonctionnement de ce « parlement économique ».

 Il en résulte que ces mesures, permettraient d’ouvrir un canal de financement direct entre BAM et le Trésor, à travers un achat direct de « bons du Trésor » par la Banque Centrale avec un taux indexé sur l’inflation, et qui en terme réel sera de zéro. Donc exit la charge de la dette, une charge qui nous coûte actuellement 30 milliards de dirhams par an, soit autant de CHU, de routes et d’infrastructure qu’on n’aura pas.

De même, BAM pourra dans cette configuration monétiser une partie de la dette publique quand la situation l’exigera, en rachetant des bons du Trésor auprès entre autres des Banques qui les détiennent, ce qui permettra là encore de supprimer les intérêts adosser à ces bons du Trésor, tout en injectant des liquidités sur le marché bancaire.

Au vu de la situation due au Covid-19, peut-on dire que le néo-libéralisme n’est finalement qu'une arnaque ?

Je lui préfère le qualificatif de « revêtement idéologique », dont la mission fut de liquider la dimension politique au profit du Marché, sous couvert de « gouvernance » et d’autres concepts totalement creux. Ainsi, le concept de « Peuple » s’est vu progressivement remplacé par celui de « société civile », l’Etat et le collectif par les « parties prenantes » et ainsi de suite. La novlangue a fait son job. Le néo-libéralisme, c’est la planification économique par le marché. Ainsi, si la devise du fascisme fut « Tout dans l'État, rien hors de l'État, rien contre l'État ! », celle du néo-libéralisme pourrait être « Tout dans le Marché, rien hors du Marché, rien contre le Marché ! »

Or aujourd’hui, face aux contradictions auxquelles font faces les principales économies capitalistes libérales, les tenants du néo-libéralisme se sont vues obligés de se délester de certains de leurs dogmes, en réactivant et en exhumant un certains nombre de concepts qu’ils n’hésitaient pas à qualifier il y a une dizaines d’années d’obsolètes et de « Has Been ». Parmi ces concepts figure « l’Etat », ou encore l’Etat providence, qu’on nous présente aujourd’hui comme salutaire. Ou encore le financement des dettes souveraines par les Banques Centrales, qui avant 2008 relevait du blasphème. Sans oublier la critique de la sacro-sainte mondialisation, qui désormais est remise en cause par ceux là mêmes qui l’ont mises en place (Brexit, élection de Trump,…).

Car on face, un nouveau rival commence à gagner du terrain ces dernières années. C’est le populisme, qui en réalité doit être qualifié dans certains cas de « national-libéralisme » ou de « libéralisme conservateur ».

On parle de changement à la sortie de la crise financière. Que faudrait-il selon vous changer pour aller vers une économie réelle au Maroc ?

Il faudra absolument renouer avec un vieux concept qu’est celui de « l’économie politique », qui traduit contrairement à la « politique économique », la subordination de l’économique au politique. Je dis bien de « l’économique » et non de « l’économie », et « du » politique et non « des » politiques. La nuance est ici de taille, car il s’agit de dimension et non d’acteur. Il y a pour illustrer mes propos une phrase attribuée, faussement d’ailleurs, à De Gaulle : « l’intendance suivra ». Car oui, le politique en tant qu’expression de la souveraineté populaire décrète, et la dimension économique (l’intendance) devra suivre.

Deuxièmement, il faudra impérativement repenser notre doctrine commerciale. Et ce en mettant en place un « protectionnisme éducateur », qui contrairement au protectionnisme de rente et de privilèges, s’inscrit dans une dynamique de rattrapage technologique et économique, financé par l’Etat à travers le canal de financement que l’on a développé précédemment. Ce protectionnisme n’est pas une fin en soit, mais un simple instrument transitoire. Comme disait Frédéric List : « le protectionnisme est notre voie, le libre échange est notre but ».

Troisièmement, une réforme éducative ambitieuse et volontariste doit être impérativement décrétée. Le lien entre dynamique éducative et dynamique économique n’est plus à établir. Je dirais même que cette réforme est une condition sine qua non de toute possibilité de développement. L’objectif, étant de fonder une école publique gratuite et de qualité, capable de nous produire un peuple instruit, et une élite compétente et patriotique.

Voici quelques mesures parmi tant d’autres que nous nous devrons de déployer dans l’immédiat, au risque de nous retrouver à nouveau dans quelques années sous la tutelle du FMI avec un nouveau Plan d’Ajustement Structurel, avec tout ce que cela implique comme perte de souveraineté pour notre Nation.

Propos recueillis par Mouhamet Ndiongue