Réanimer l’école et l’économie, sans relancer la pandémie, par Hassan Fnine

Réanimer l’école et l’économie, sans relancer la pandémie, par Hassan Fnine

« Il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non savoir ». Cette phrase du célèbre philosophe Jürgen Habermas dans sa longue interview du Monde du 11 avril explicite parfaitement le contexte des décisions que doivent prendre tous les gouvernements. De ce nouveau virus de la catégorie corona, qui n’est qu’un cousin lointain de celui de 2003, dénommé aujourd’hui SRAS Covid-1, et un cousin encore plus lointain des divers virus de « grippe » HN, nous ignorons encore beaucoup. Désormais, les scientifiques « sages et humbles » reconnaissent volontiers de nombreuses lacunes sur son mode de transmission, sa sensibilité à la météo, sa sensibilité aux comorbidités et à l’âge, le déclenchement, après infection, de l’inflammation du poumon et de la perte probable de certains sens, la contagiosité des porteurs sains et malades, l’immunité individuelle réelle après contagion et bien d’autres caractéristiques.

On ne peut donc reprocher à aucun dirigeant d’un quelconque pays ses hésitations et ses choix, sur le périmètre et la durée du confinement, pas plus que sur ses modalités ou sur celles du tant-attendu « dé-confinement », et la décision, intimement liée, de reprendre plus ou moins tôt les classes ou de ré-ouvrir les entreprises, les cafés, les restaurants... Par contre, aucun gouvernant ne saura se soustraire à ses responsabilités relatives à la préparation des nouvelles orientations à donner à la « vie » politique, économique et sociale post-crise. Encore plus, si les vies humaines sont sauvées, à leur tour de donner une nouvelle vie à la politique, à l’économie et au social, que les corollaires du COVID-19 seraient tentés de désaminer par procuration.

Sur le plan politique :

1-            La décision prise aujourd’hui par le gouvernement marocain de proroger d’un mois le confinement strict est respectable et à appliquer avec beaucoup de rigueur, de responsabilité voire de docilité consentie et citoyenne. C’est désormais l’opportunité à saisir par tous les acteurs de la vie sociale, éducative, économique, culturelle et politique pour interpeller chez tout-un-chacun la citoyenneté active et productive confirmant le souci des autres et le souci des institutions (au-delà du souci de soi et des très proches qui nous caractérisent le plus souvent). C’est de cette approche du « Care » au quotidien qu’il s’agit d’aiguiser chez nos concitoyens-nes aspirant pour un Maroc plus démocratique par ses institutions, par ses lois, par ses gouvernants mais désormais par la prise de conscience de ses gouvernés du rôle qui leur incombe. Le pendant et l’après confinement doivent être extrêmement exploités pour ancrer cet « état de confiance » que les choix humains et humanistes, sanitaires et salvateurs, du Maroc a joliment installé dans les esprits.

Si nous considérons les diverses épidémies du genre grippe qui se sont déroulées en gros, depuis la fin du 19ème siècle (grippe russe, grippe espagnole, grippe asiatique…) ; les gouvernements n’ont pas du tout jugé utile de freiner en quoi que ce soit l’économie au profit de la santé, pour réduire le nombre de morts. Si des ralentissements économiques furent constatés, ils furent purement conjoncturels, y compris une part très légère de ces ralentissements due à l’absentéisme pour maladie. Jamais ils ne furent volontaires. Ce fut évidemment plus encore le cas en 2009-2010. La cause essentielle du ralentissement fut endogène, liée à des absurdités prudentielles des banques américaines, et sans rapport avec l’épisode de grippe H1N1.

2-            Mais aujourd’hui, tous les gouvernements, très manifestement, ont préféré freiner l’économie ; un progrès très important de l’humanisme ! Une révolution socio-politique au Maroc si l’on considère les risques politiques voire sécuritaires encourus par les gouvernants en privilégiant la santé, la dignité et la vie des marocains-es à toute autre considération, ne serait-ce qu’au risque de voir les mouvements extrémistes, visibles et invisibles, profiter de la précarité et des inégalités économiques, sociales et culturelles qu’engendrerait le confinement des citoyens, l’arrêt de larges pans de l’économie et la suspension des classes d’écoles. Le Maroc a donc choisi d’arrêter l’économie que laisser la pandémie développer ses effets létaux.

Cet « état de confiance » dont jouit désormais l’État marocain est aujourd’hui une ressource immatérielle à exploiter dans la politique de la mobilisation générale attendue, en gestation et indispensable pour mettre en œuvre un nouveau modèle maroco-marocain de développement au service de toutes les forces vives du pays sous la bienveillance d’un « État de confiance ».

Sur le plan socio-économique :

1-            Pour autant, l’arrêt de l’économie, par ses conséquences sociales, peut aussi avoir un impact négatif. Quand les indemnités de chômage sont absentes ou très limitées et temporaires et quand la majorité des citoyens n’ont pas droit à l’assurance maladie, le chômage de masse peut conduire à de nombreux drames sociaux : pénuries alimentaires de masse, multiplication des « mal logés », des insolvables vis-à-vis des loyers, des traites du crédit-logement, de la scolarité de leurs enfants, des « mal soignés » non seulement des effets du virus pandémique, mais de toutes les autres affections ! Et celles-ci sont bien souvent aggravées par voie psychosomatique du fait même de la situation sociale. Une forte augmentation du nombre de décès au-delà de la pandémie peut donc en résulter.

C’est pourquoi aucun gouvernement ne peut maintenir trop longtemps le confinement, et doit tenter de fixer une « lumière au bout du tunnel » tout en préparant le dé-confinement progressif.

Mais tant qu’on y est, le confinement en soi, ne mérite-t-il pas d’être réfléchi et exploité ? Un confinement « éducateur » permettrait de sortir de cette crise avec plus de visibilité, d’enseignements et de plans de développement équitables, pérennes, inclusives et harmonieux avec les nouvelles donnes d’une mondialisation ébranlée, d’un libéralisme décrié et des superpuissances désavouées et affaiblies. Les propositions de solutions, de recettes et d’idées innovantes ne manquent certainement pas. Le confinement de notre époque a suscité beaucoup de réflexion chez des actifs de nature très (trop) active, ayant troqué leurs activités habituelles contre des webinaires de débat et de partage d’idées, de prospectives et de projets de société. Une pléthore de scenarii de sortie de crise et de relance de l’économie et de la société sont en gestation, sous l’impulsion des partis politiques, de la société civile, des think-tanks, des organisations publiques et internationaux et des centres de recherches... Cependant, il est trois éléments, qui manquent certes de fraicheur mais qui méritent d’être rafraichis pour les constructions en cours ou à venir :

⮚             Le local et le territorial doivent prendre plus de terrain dans la conception de nos...

plans de développement, non pas dans la négation de la mondialisation (qui n’a pas que des effets négatifs), mais dans une logique de rééquilibrage des priorités, dans une approche humaine et humaniste privilégiant l’homme-dignité à la valeur-gain et dans un souci écologique favorisant la réconciliation et le respect de la nature (consommation locale en harmonie avec les spécificité climatiques, géographiques et ethniques ; réduction des effets de transport de marchandises…) ;

⮚             L’humain, le sociétal, le culturel, le collectif et le collaboratif doivent être les priorités des priorités et les leviers immatériels du nouveau modèle de développement. C’est à ces cinq piliers de soutenir la production industrielle et agricole, de promouvoir les exportations à forte valeur ajoutée et de susciter les infrastructures et les équipements sociaux nécessaires ;

⮚             Dans ce nouveau contexte, quelle définition et quelle place doit-on donner désormais à la valeur dans le montage des futurs plans de développement

? Valeur des biens et des services, valeur de la monnaie, valeur des titres, valeur de la culture-tradition ? …Quelle réhabilitation du capital immatériel pour une meilleure valorisation des acquis et des réalisations collectives et communautaires ?

2-            Pour dé-confiner la « population active », il faut évidemment libérer les parents de la garde confinée des enfants. C’est pourquoi tous les gouvernements responsables organisent la réouverture des lieux d’éducation. La Suède n’a jamais fermé ses écoles, primaires et collèges, même si son Parlement a autorisé cette fermeture. Seuls les universités et lycées dispensent leur enseignement en ligne.

Le Danemark a rouvert ses écoles cette semaine. L’Allemagne les ré-ouvrira le 4 mai et la France a annoncé la réouverture progressive dès le 11 mai.

Le Maroc qui vient de décréter le dé-confinement pour le 20 Mai, doit revenir à la charge pour expliciter sa vision de cette reprise de l’activité des écoles. Cette fois-ci,  sans  trop  s’inspirer  des  expériences  françaises   et   européennes ; non seulement ces pays sont eux-mêmes à la recherche de benchmarks mais surtout que nos réalités sur le terrain sont bien spécifiques si elles ne sont pas spéciales.

Or, si la relance de l’économie implique cette réouverture, son urgence a une autre raison, qui devrait avoir plus d’importance encore : pour les écoliers des familles les moins aisées, ce confinement a été doublement pénalisant. D’une part, en général logés dans des lieux plus petits que la moyenne, ils n’ont guère de disponibilité spatiale pour étudier et suivre des cours par internet. D’autre part, leurs parents n’ont pas toujours l’équipement et la connexion qu’il faut. Enfin, ces parents eux-mêmes ont beaucoup moins de capacités de remplacer en partie les enseignants pour encadrer leurs enfants. Les inégalités sociales déjà trop pénalisantes le sont encore plus tant que dure le confinement. Le « temps perdu » pour ces enfants serait difficilement rattrapable. Cette raison, à elle seule, en dehors même de « libérer » les parents pour qu’ils puissent aller au travail, impliquerait la réouverture des écoles au lendemain du confinement.

Mais comment ouvrir en limitant drastiquement les risques de contamination et la fameuse « deuxième vague » tant redoutée par les autorités sanitaires. C’est ce qui est en débat ou qui le devrait être de manière plus concertée et plus inclusive.

a-            C’est pour cette raison et pour respecter la distanciation recommandée, il faudra probablement :

⮚             Découper chaque classe en deux ou trois groupes, pour être une dizaine ou un peu plus dans chaque local.

⮚             Peut-être deux ou trois plages de cours dans une journée (surtout pour les classes de plus de 28 élèves) : 8h30-12h30 et 13h30-17h30, ou 8h30-12h, 12h30-16h,16h30-19h.

⮚             Imaginer de commencer à 8h si l’heure d’été est provisoirement abandonnée ou comme dans de nombreux pays du nord, carrément à 7h30, à titre provisoire ?

Dans ce cas de figure, ne doit-on pas penser au même temps à la révision parallèle des horaires de travail dans les administrations publiques et dans le secteur privé ? Et comment adapter tout cela pendant le mois du Ramadan ?

b-           Pour assurer la sécurité sanitaire des apprenants, faut-il :

⮚             Rendre les masques obligatoires ?

⮚             Rendre obligatoire la désinfections des classes et des cantines après chaque séance ?

⮚             Permettre aux élèves dont les parents voudront continuer, s’ils le peuvent, à les encadrer à domicile, de poursuivre par le télé-enseignement ?

⮚             Exceptionnellement jusqu’à la fin de cette année scolaire assurer cette dualité, un enseignement en présentiel régulé et encadré, et un enseignement à distance volontaire pour ceux et celles (minorité) qui préfèrent proroger le confinement jusqu’à fin juillet et partiellement pour les autres (la majorité) pour compenser les heures de classe que leur ferait rater l’adoption de classes à petits groupes de 10 à 15 élèves par classe ?

Un double problème se pose évidemment avec les crèches et maternelles dans lesquels les gestes barrières sont difficiles à expliquer et imposer.

c-            Et pour préserver le niveau des acquis scolaires et rattraper les inégalités creusées par l’enseignement à distance, il faudra probablement :

⮚             Prolonger l’année scolaire et universitaire à la fin juillet 2020,

⮚             Restructurer la rentrée scolaire prochaine pour introduire un rattrapage du 3ème trimestre,

⮚             Profiter pour former le corps enseignant à l’enseignement à distance et aussi à l’encadrement et au suivi à distance, cette fois-ci comme des leviers d’égalité et d’équité sociales vis-à-vis des populations éloignées, victimes des intempéries ou malades et handicapées.

La reprise des classes est un thème de réflexion et de débat urgents pour les deux semaines à venir. Il ne faut pas attendre le 19 voire le 15 mai 2020 pour déverser des mesures prises à la dernière minute, et qui n’auraient aucune chance d’être appliquées et respectées.

En conclusion, il faut admettre que tout cela n’est pas simple. Plus les idées et les propositions des orientations post-crise ou pour sortir de la crise sont prolifiques, plus les choix seront difficiles à faire. Et c’est là où le Maroc a l’habitude de surprendre et de s’en sortir, à chaque fois qu’il recourt aux alliances qui lient ses composantes et l’unité qui caractérise leurs positions quand il s’agit de l’intérêt suprême du pays et de la pérennité de sa stabilité politique et sociale.

Toutefois, il est indispensable d’y travailler dès maintenant, sans relâche et surtout sans chercher à profiter de cette période de guerre sanitaire pour solder les guéguerres partisanes et imposer ses choix idéologiques ; ne serait-ce que pour couper l’herbe sous les pieds des obscurantistes et des extrémistes de tout bord, fervents profiteurs de l’échec de l’école marocaine et de la précarité économique des populations.

……………………………………………………………

Hassan Fnin, professeur universitaire, écrivain