Budget de la santé 2020? Circulez, il n’y a rien à voir ! (Saâd Taoujni)
... Attendez le rapport de la Commission Spéciale sur le Modèle de Développement... En effet, le Budget de la Santé ne contient rien de nouveau ni de notable par rapport aux budgets des années précédentes. C’est conforme au fait que depuis l’indépendance, le Maroc ne dispose toujours pas d’une stratégie nationale de la santé, élaborée, adoptée et respectée par les différents acteurs et à leur tête l’Etat.
En l’absence de cette vision, d’un Conseil Supérieur de la Santé, d’une Loi-cadre régissant les nombreux aspects non encore réglementés, de décrets créant les institutions d’éthique, de régulation, de normalisation et surtout d’un plan de financement pluriannuels, le Budget 2020 n’apporte aucun soin aux grands « maux » de la santé. Pourtant, ils ont été disséqués dans de nombreuses réunions gouvernementales, suivies d’annonces de solutions imminentes à la situation préoccupante du secteur, souvent dénoncée à la fois par les citoyens et les instituions constitutionnelles (le Conseil Economique Social et Environnemental et la Cour des Comptes) et par les organisations internationales, les experts, les représentants de la société civile.
1. Le Régime d’Assistance aux Démunis (RAMED), destiné à un tiers de la population (12 millions d’habitants) et dont les insuffisances ont été débattues, ces deux dernières années, au plus haut niveau, n’a vu son budget varier que de 0,1 milliard de DH (1,7 MMDH contre 1,6 en 2019). Par bénéficiaire et par an, l’augmentation est très insignifiante : 9 DH (142 DH, contre 133 DH). Les pauvres ou les personnes en situation de précarité et/ou leurs familles continueront donc à s’appauvrir en dépensant directement trois fois plus que l’Etat (entre 4,5 à 5 MMDH). A son démarrage, l’Etat s’était engagé à verser 3 MMDH par an. Depuis ça a baissé. Certaines ONG affirment qu'aucune somme n'a été débloquée ces dernières années. A ce rythme, les inégalités d’accès aux soins entre les « ramédistes » et les bénéficiaires de l’AMO, déjà très fortes, vont devenir abyssales. Peut-on continuer à considérer le RAMED comme faisant partie de la Couverture Sanitaire Universelle (CSU)? Nos ministres vantent effrontément notre modèle devant les instances internationales, notamment à l’ONU le 22/09/2019. Or, sans financement pérenne et adéquat, la carte du RAMED ne vaut rien.
2. Le Budget du Ministère de la Santé (MS) augmente de 14%. Il passe de 16,3 milliards en 2019 à 18,5 milliards DH. Cette hausse annoncée en grande pompe ne concerne que les dépenses du personnel, suite au dialogue social (400 DH répartis en trois ans pour un médecin spécialiste). Elle est dérisoire pour pouvoir résorber les gros écarts avec les revenus des médecins du secteur privé. Or, l’une des solutions à la fracture territoriale passe par la revalorisation des salaires pour inciter les praticiens à servir dans les régions sous ou non médicalisées.
Le Budget de fonctionnement a un peu baissé. C’est-à-dire que les hôpitaux continueront à avoir les mêmes ruptures chroniques des stocks de médicaments et de fournitures médicales qu’en 2019.
3. Le nombre de postes budgétaires, de 4000 pour toutes les catégories (médecins, paramédicaux, techniciens, administratifs et ouvriers), n'est en fait, que de 2198, déduction faite des 1802 départs à la retraite. Le Ministre des Finances a même utilisé le « Joker » (l’article 77 de la Constitution) pour ne pas affecter 1000 postes supplémentaires, alors que le Maroc connait un manque criard de 97161 professionnels de la santé (32387 médecins et de 64774 paramédicaux selon le Ministre de la Santé) et qu'il figure dans la liste rouge mondiale des pénuries en RH. Le déficit en réanimateurs et psychiatres est très inquiétant. Alors que l’Etat continue à construire et à équiper des hôpitaux, des CHU et des centres de santé primaires. Il n’existe aucune corrélation entre ces constructions et la formation des professionnels de la santé. Dans certains CHU, quelques spécialités (il en faut 40 pour avoir le statut de CHU) ne disposent simplement pas d’enseignants. Quelle sera la qualité de formation des nouveaux médecins ?
4. Les principaux indicateurs n’ont pas varié. D’une manière globale, le budget de la santé représente moins de 5% du Budget de l’Etat au lieu des 12% préconisés par l’OMS. Rapportées aux dépenses globales, celles de l’Etat ont longtemps stagné autour de 25%. Elles devraient être au moins de 70%. Actuellement, ce sont les ménages qui supportent la part la plus importante: 63,3% (des 60 milliards DH en 2018). C’est le taux le plus élevé dans le
pourtour méditerranéen et dans la région MENA. De nombreuses personnes ou familles s’appauvrissent encore en cas de maladie même pour ceux disposant d'une couverture, sachant que les remboursements ne dépassent pas 50% des frais réellement engagés. Enfin, notons que la médecine préventive et les soins de santé primaires sont les parents pauvres du système avec très peu de ressources. Le financement étant aveugle, notre système manque de bonne gouvernance et d'efficience.
5. Le taux de Couverture médicale de base est très faible. L’AMO des indépendants patauge depuis plusieurs décennies. Au rythme actuel, il faudra plusieurs années pour couvrir certaines catégories disposant d’un ordre professionnel (100000 personnes tout au plus) et plusieurs décennies pour celles qui n'en ont pas (5,7 millions de personnes). D’autre part, la population salariée couverte théoriquement par l’AMO ne dépasse guère le tiers. Les 4/5 des assurés de la CNSS ne déposent aucun dossier de remboursement. D'autre part, de nombreux salariés ont les droits fermés sans pouvoir bénéficier du RAMED. Toute l'architecture de la CSU est biaisée et nécessite d’être revue, parce qu’elle a produit un système peu solidaire, inégalitaire, sans encadrement ni véritable régulation. Aucune fraternité n'existe entre les salariés et les non salariés dont les deux régimes sont gérés dans deux branches étanches par la CNSS. La retraite des premiers est par répartition, alors que celle des seconds est par points. La France n'arrive pas encore à imposer la retraite par points, critiquée pour son fondement individualiste. A nous, le chacun pour soi.
Lire article du même auteur sur la Couverture Sanitaire Universelle au Maroc paru dans le Maroc Diplomatique du mois de juin 2019:
6. L’absence d’un droit de la santé imposant des normes réglementaires en matière de qualité des soins et de sécurité des patients opposables aux justiciables, rend aléatoire l’indemnisation des accidents médicaux et laisse les surcoûts à la charge des patients.
Lire article du même auteur sur le Droit médical au Maroc, paru dans L'Economiste du 6/12/2018:
7. L’indisponibilité de plusieurs dizaines de médicaments dans le réseau pharmaceutique, crée un sentiment général d’insécurité et devrait inquiéter davantage les responsables. Sous d’autres cieux cela entraîne des procès au pénal pour non assistance à personne en danger.
Conclusion :
Si dans les prochaines années, le Maroc persiste dans cette voie d’une couverture sanitaire universelle fragmentée et fortement inégalitaire entre ses citoyens et d’un système de santé à plusieurs vitesses, avec de fortes disparités régionales (au moment où l'on parle le plus de régionalisation avancée) et avec des ressources humaines et financières très insuffisantes, il est à craindre que les dégâts ne soient irréversibles et ce quel que soit le modèle de développement proposé par la Commission Spéciale. Sinon, les classements mondiaux du Maroc en matière sociale et de développement humain continueront à nous indigner. Pourtant, des solutions existent et elles ne sont pas nécessairement coûteuses. Elles favoriseraient le développement économique et social inclusif et même la croissance selon la Banque Mondiale.
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Et un peu plus...
Les défaillances de l’Etat sont plus ou moins « supplées » dans l’axe Casablanca-Rabat et quelques villes industrielles ou touristiques, par un secteur privé mal régulé et contrôlé. En effet, il n'est pas concerné par la carte sanitaire prévue par loi 34-09 et les gardes de réanimation et de certaines spécialités chirurgicales ne sont ni réglementées ni assurées comme chez les pharmaciens. (les gardes au mois d’août et durant les longs week-ends fériés sont désorganisées et les patients sont parfois déplacés, non sans risques, vers d’autres villes).
Les organisations représentatives des cliniques et des médecins ont engagé, ces deux dernières années, un rapport de force inédit avec l’Etat (plusieurs grèves ou menaces de grèves), avec la CNOPS ou même certains médias. L’image du médecin et surtout de certaines cliniques a subi les effets néfastes de ces comportements conflictuels et d’une communication utilisant des arguments ne touchant plus la cible.
Le libéralisme sauvage en matière d’assurance maladie et de système de santé, dominés par de puissants lobbies, tel qu’il est pratiqué chez nous est une erreur stratégique. Dans tous les pays européens, l’offre de santé est essentiellement publique. Le secteur privé comme c’est le cas en France, agissant dans le cadre du Service Public de la Santé, est fortement encadré et régulé. Des autorisations d’exercer sont parfois limitées dans le temps et dans l’espace. La communication de ses représentants est plus scientifique que syndicaliste.