De qui se moque le chef du gouvernement ?, par Ahmed Aassid

De qui se moque le chef du gouvernement ?, par Ahmed Aassid

Comme à son habitude à chaque fois qu’il voit son horizon se rétrécir, le chef du gouvernement brandit la menace de la rue, comme si la population était à son entière disposition, voire dévotion. Il oublie, ou semble oublier, ces innombrables fois où les Marocains sont sortis manifester contre ses politiques, et sans qu’il ne leur témoigne le moindre intérêt.

Il oublie également sa consternante position concernant le Mouvement du 20 février quand, s’attaquant aux manifestants qui réclamaient la fin de la corruption et de l’absolutisme et qu’ils défendaient de véritables pouvoirs pour les élus, ils les avaient traités de « saltimbanques », en se dissimulant sous la cape du « Commandeur des croyants ».

Mais il est fort possible, et très envisageable même, que le chef du gouvernement ne parle que de ses adeptes qui sortiraient manifester. Il faudra alors considérer la vacuité de son propos car si son « peuple » PJD descend dans les rues, il sera bien seul, et épouvantablement isolé, car alors son unique objectif sera de défendre ses positions et de se donner les moyens de poursuivre son emprise sur les institutions publiques et sur les richesses de ce pays, conformément au plan « frériste » soutenu, porté et financé par Qatar. Les Marocains ont bien compris cela, après les Tunisiens qui ont fait tomber le gouvernement Ennahda et les Egyptiens qui sont sortis massivement dans les rues pour la grande culbute de leurs islamistes, qu’ils ont ensuite laissés seuls face à la troupe.

Et c’est aussi là l’occasion de rappeler au chef du gouvernement que si manifestations il doit y avoir, elles seront dirigées contre la « hogra », la pauvreté et la précarisation. Les gens manifesteront en faveur de la démocratie et non en soutien du PJD et de son chef, et non par volonté de débloquer le « blocage » gouvernemental dont le premier et principal responsable est le chef du gouvernement, avec son arrogance, sa mauvaise gestion des choses et ses illusions dominatrices et absolutistes. En effet, ceux qui souhaitent le conduire à encore plus de concessions aspirent en fait à l’humilier pour le punir de s’être soulevé contre ses maîtres face auxquels il s’était pourtant prosterné en 2011 quand les Marocains revendiquaient le changement.

Avons-nous vraiment besoin de rappeler au chef du gouvernement que lorsque les populations manifestent, ce n’est pas pour régler des questions personnelles et individuelles mais pour défendre la justice et l’équité, deux principes que Benkirane et son PJD ignorent ? Au contraire, le chef du gouvernement et sa formation se sont dressés par le passé contre ces valeurs et ont lutté contre celles et ceux qui les ont portées des années durant. Ainsi, pendant ces cinq dernières années, le PJD et son chef ont affronté les travailleurs, les syndicats, les femmes, les chômeurs, les enseignants stagiaires, les Imazighen, les gens des médias, les personnes précaires ou encore celles à besoins spécifiques et, plus généralement, tous ceux qui ont aspiré à revendiquer leurs droits que ne leur ont pas accordés le gouvernement et le parti qui le sous-tend.

Le fait est que Benkirane n’a même pas eu la pudeur et l’élégance de se taire… Au contraire, il a copieusement insulté les manifestants, les raillant au mieux et les plongeant sous un torrent d’injures et de termes indignes d’un chef de gouvernement. Et le pire est que lui et ses adeptes pensent le plus sérieusement du monde que son style sarcastique et rugueux est à l’origine de sa « popularité » et le fondement de leur succès électoral !

Les dysfonctionnements dans la distribution des richesses du pays reviennent au mode de gestion articulé autour de la trop forte centralisation de l’Etat, à la corruption qui gangrène les institutions publiques et à la prolifération des lobbies économiques dominateurs et hégémoniques qui ne permettent pas l’édification d’une économie prospère. Et Benkirane a fortement contribué au renforcement de ce système économique tout au long des cinq dernières années qu’il a passées à la tête du gouvernement, sans qu’il n’ait jamais soumis ou même réfléchi à changer le modèle en vigueur


et de demander des comptes à celles et ceux qui l’animent et en profitent.

Bien au contraire, il avait annoncé sa fameuse phrase d’amnistie, voire de collusion avec les corrompus. Plus même, et dans le droit sillage de la technique des « Frères », il avait enjoint à ses adeptes d’éviter dans leurs fonctions et leurs domaines d’action tout affrontement avec ces lobbies, afin de préserver leurs chances de conforter leurs positions… Ainsi, et en effet, ils avaient parlé des « agréments », mais sans les changer, puis ils avaient dénoncé les carrières de sable, sans rien faire pour mettre un terme à cette activité, et ensuite, ils se sont postés en position de spectateurs de ces élus croisant le fer avec les mafias de la corruption, mais sans aucunement leur prêter, un jour, main forte.

Benkirane a dit que « au final, les peuples atteignent toujours leurs objectifs et réalisent leurs aspirations », ce qui est exact. Le peuple, aujourd’hui, veut se libérer des hypocrites, des profiteurs et des marchands de religion, et c’est ce qui explique la grande désaffection électorale, quand les Marocains ont boycotté les urnes ce vendredi 7 octobre.

Durant les cinq dernières années, une nouvelle mafia a été mise en place, celle de la religion, qui n’a cessé de s’immiscer dans les rouages de l’administration, s’ajoutant aux mafias déjà existantes. Et cette nouvelle mafia n’est absolument pas prête à renoncer à ses privilèges et à sa situation, quitte à mettre le feu à ce pays si besoin est. Certains des membres de cette nébuleuse ont même menacé de couper des têtes et d’amputer des corps s’ils échouaient aux élections ; et un de leurs chefs syndicalistes a également préconisé de « durcir le ton » contre tous ceux qui oseraient remettre en cause ou même critiquer leur action au sein des institutions, et en disant cela, ce dirigeant n’a eu cure ni conscience du danger de la violence verbale sur la stabilité du pays. Et n’oublions pas que leur chef leur avait même suggéré de sortir dans les rues et de se masser devant les préfectures dans le cas où ils n’auraient pas été classés premiers au scrutin du 7 octobre dernier. Mais dès les résultats connus, ce même chef a dit, imperturbable, qu’il ne pensait pas engranger cette victoire après tous les sacrifices consentis par son gouvernement depuis 2012.

Les PJDistes ne croient en personne en dehors d’eux-mêmes, mais ce qu’ils ignorent est que personne ne leur fait confiance non plus.

Le plus risible dans cette affaire est que Benkirane a appelé à un « dialogue » avec les catégories précarisées de la population, comme s’il était l’éternel opposant de la politique gouvernementale, alors même qu’il est le chef du gouvernement qui a pris de haut les syndicats durant cinq ans, avant de se débarrasser de ses oripeaux gouvernementaux et de s’en aller battre campagne par monts et par vaux, inondant le pays de ses larmes.

Mais en réalité, le problème de Benkirane est qu’il se croit intelligent, plus intelligent que les composantes de l’Etat, au point qu’il a montré de louables aptitudes à virer au besoin de 180°. Ainsi, et après avoir clamé depuis 2011 que c’est la victoire de son parti qui a évité le chaos au Maroc, que lui et son PJD sont des parangons de vertu et les fondements de la sécurité – espérant rester en situation le plus longtemps possible – le voilà en ces temps troubles où il ne parvient pas à former son gouvernement qui évoque le discours du 9 mars 2011, proclamant la main sur le cœur que « Sa Majesté le Roi, notre Grand Roi, avait répondu aux revendications sociales de 1956 à ce jour, et qu’il a été l’artisan de la solution qui marque bien cette exception marocaine que vous connaissez tous » ! (sic).

Au final, le chef du gouvernement se moque de ses adeptes qu’il conduit dans l’impasse, voire dans le mur. Mais ce qui est sûr, en revanche, est qu’il ne se moque pas des Marocains qui, eux, ont bien compris son style manœuvrier qui n’a qu’un seul objectif : lui permettre à lui et à son parti d’assurer leur emprise sur l’Etat.