Malek Chebel, une œuvre passionnée, par Radouane Attiya
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- 15 novembre 2016 --
- Opinions
Pendant que la société française se préparait à commémorer le drame des attentats du 13 novembre 2015 qui a frappé le Bataclan, le Stade de France et les rues parisiennes, l’intelligentsia française se séparait d’une de ses figures les plus marquantes, l’intellectuel musulman Malek Chebel.
Chercheur, essayiste, débatteur, Malek Chebel nous lègue une production intellectuelle qui impressionne de par son éclectisme et son audace. Sous le prisme de l’anthropologie et de la psychanalyse, il s’en va, laissant derrière lui une quarantaine d’ouvrages qui, entre écrits savants et essais de vulgarisation, touchent un éventail de thèmes allant de l’amour, du corps, du libre arbitre jusqu’à la réforme de l’islam. Marqué par la perte de nombreux amis demeurés en Algérie, meurtrie par l’islamisme politique, Malek Chebel n’a de cesse depuis, malgré les anfractuosités des problématiques qu’il explore, de combattre de toutes ses forces le fondamentalisme islamique dans ses écrits et ses conférences.
Une parole irréductiblement courageuse
C’est probablement l’image que l’on retient d’une personnalité attachante, imprégnée par une profonde empreinte, laissée par son propre nom. En effet, selon son étymologie arabe première, « Chebel » renvoie aux notions de tendresse, de passion et d’attachement. Ainsi, parmi les traits saillants de Malek Chebel, dans ses nombreuses sorties médiatiques, nous conservons à l’esprit sa tonalité douce, un léger accent, et la pondération de son discours. Aussi, même poussé dans ses derniers retranchements, il manifeste des sourires, sans condescendance, face à ses détracteurs et ses opposants et d’aucune manière il ne se départit de son sang-froid.
Une tonalité qui tranche avec celle des télécoranistes ou des apologètes, qui construisent dans les mosquées et les associations musulmanes des discours totalement déphasés, et qui se distingue également de la prédication islamique telle qu’elle se décline aujourd’hui en France ainsi qu’en Europe. Fréquentes et multiples sont donc les mises en garde de Malek Chebel contre les intégrismes et les dérives sectaires. Il est bon de rappeler qu’en cette période d’insécurité, on ne mesure jamais assez la gravité des idées morales et intellectuelles défendues par ce chercheur et ses homologues ; une parole, irréductiblement courageuse ou inconsciente, qui appelle à une disgrâce certaine voire à la mise à mort.
Dans sa réception, le travail du clerc musulman, comme de tout intellectuel, dans les théories qu’il postule vacille très souvent entre fragilité et trahison. Il en est de même pour la parole assumée de Malek Chebel, insupportable à ses coreligionnaires, qui dans un style accessible et pédagogique est sans aucun doute venue, ces dernières années, apaiser certaines craintes de l’opinion publique face au traitement de l’islam dans les champs médiatiques et politiques.
L’espoir d’un islam réformable et réformé
Que reste-t-il alors de l’éclairage chebelien ? En effet, le courage et la dextérité de cet infatigable chercheur ne nous épargnent pas une analyse critique de ses travaux. Ainsi, une lecture en creux de toute son œuvre soulève, entre autres, cette épineuse question de la formation de l’élite musulmane en Europe. Elle pose également la question de l’impact réel ou supposé du travail de l’intellectuel désintéressé, loin de tout «
intérêt pratique » sur les communautés musulmanes.
Pétri de l’héritage des Lumières, Malek Chebel nourrit ainsi l’espoir d’un islam réformable et réformé. S’il pense ces problèmes dans un cadre conceptuel et mental de son temps, rejoignant ainsi ses pairs Abdelwahab Meddeb, Mohamed Arkoun, Nasr Abou Zayd, Georges Tarabichi (les trois derniers d’envergure internationale) qui, eux aussi, nous ont quittés tour à tour cette dernière décade ; l’œuvre de ces intellectuels n’en demeure pas moins quelque peu isolée voire ignorée. Le point commun de ces derniers auteurs est de déployer un arsenal critique pour effectuer une lecture systématique du patrimoine arabo-islamique.
L’écriture de Malek Chebel, par sa méthode quelque peu décalée, se fraye tout de même un chemin dans cette pensée puisqu’elle postule également une relecture des textes sacrés de l’islam. Pour rappel historique, l’héritage convoqué par nos intellectuels musulmans s’est pour la plupart construit à la fin de l’Antiquité tardive, « l’âge d’or » de l’islam, dans lequel cohabitent différentes cultures. Une période qui voit le théâtre d’un horizon éclaté où émerge une ribambelle d’islams ; des courants juridiques fleurissent dans les grandes provinces de l’Empire, des écoles théologiques et philosophiques se forment par dizaines et rythment l’histoire de cette période fastueuse.
Une surislamisation inconsciente
L’écriture pléthorique de Malek Chebel, défenseur d’un islam des lumières, ne l’empêche cependant pas de reprendre verbatim le récit traditionnel de l’islam naissant. C’est dire l’impasse méthodologique à laquelle il se heurte puisqu’il ne fait que reproduire le discours islamique classique teinté d’analyses anthropologiques. Lui qui a longtemps consacré des travaux à l’imaginaire collectif musulman, a inconsciemment surislamisé l’objet de son étude puisqu’il prétendait sereinement détenir la bonne interprétation de l’islam, du « vrai islam », comme il le précise. Il tente par ce « régime de vérité » de se dédouaner, ainsi que ses coreligionnaires, du dogmatisme et de la barbarie des terroristes, pas moins musulmans.
L’intellectuel quitte ici sa fonction de chercheur et de scientifique pour verser légitimement ou non dans une forme d’apologie. Perçu comme périphérique, ce procédé a depuis longtemps montré ses limites et ses contradictions. De plus, clamer la réforme de l’islam ou la restauration d’un de ses héritages, par des sciences et des méthodes comprises comme étrangères, à savoir non islamiques, reste présentement un discours inaudible dans l’ensemble de la communauté musulmane en Europe, et plus particulièrement auprès du leadership religieux, qui exècre une telle entreprise. C’est là un bien triste constat ! Mais apprendre à vivre ensemble dans nos sociétés passe irrémédiablement par une réactualisation d’une certaine disputation.
Pour ne pas conclure, la seule voie vraisemblable et salutaire, espérons-le, est par conséquent de voir émerger, par l’entremise du politique mais aussi de l’artiste, une élite visible et crédible capable de se réapproprier son héritage culturel et religieux et de peser dans les débats publics comme dans les débats intracommunautaires. En mettant au rebut les excessives ruminations d’un passé idéalisé, cette réappropriation devra passer par une désislamisation des controverses faute de quoi elle laissera une large place à ce cachet d’islamité qui continue de façonner des pans de structures mentales. En cela, l’œuvre passionnée de Malek Chebel qui chante la vie, l’amour et la tolérance, trouve inévitablement un écho favorable…