De l'incurie de l'Administration, dans le secteur de l'urbanisme du moins, par Ahmed Amine Boucetta
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- 05 novembre 2016 --
- Opinions
Comment a-t-il su ? Qui le lui a dit, lui qui dispose de réseaux divers et variés, lui qui se fait pratiquement agresser dans la rue pour qu’on lui présente des doléances ? Et puis aujourd’hui, à travers les réseaux sociaux, combien de messages, de vidéos plus ou moins poignants véhiculent un « ras-le-bol » désespéré face au comportement indigne et inexplicable de l’Administration marocaine dans ses rapports avec la citoyenne et le citoyen. Le roi a entendu, le roi réagit. Et tant mieux, il n’était que temps.
Omniprésence et incompétence
L’Administration marocaine est partout, elle régit tout et rejette tout. Concernant le secteur du bâtiment, le gâchis est immense, l’incompétence fréquente, et la corruption galopante, quoi qu’on en dise. Je ne veux pas parler de conscience professionnelle car en fait, pour les fonctionnaires, tous grades confondus, leur travail ne représente pas un métier, dans le sens maçonnique du terme, mais plutôt une occupation lucrative avec un salaire mensuel et une retraite garantis, où l’intérêt personnel prime sur celui du citoyen.
Ils ne ressentent aucune obligation à assurer l’aboutissement favorable d’un dossier, car cela n’a absolument aucune incidence sur le versement de leur salaire ; ce qu’il faut, c’est être présent, après, concernant le rendement, en raison du grand nombre de dossiers présentés, il est plus quantitatif que qualitatif… Sans aucune évaluation contraignante, ni sanctions à craindre. Le fonctionnaire a toujours raison, et le citoyen a toujours tort.
Mais ce dont il faut être conscient, pour mesurer l’ampleur du gâchis et du manque à gagner pour l’économie du pays, c’est que chaque dossier de demande d’autorisation de construire, même le plus modeste (villa ou immeuble de deux ou trois étages) représente un investissement de près d’1 million de DH. Quand il s’agit d’unités industrielles ou d’ensembles résidentiels, le montant de l’investissement dépasse souvent les 10 ou 20 millions de DH. Tout cela bloqué par quelques fonctionnaires pratiquant à merveille l’art du blocage.
Le fonctionnaire pourrait s’amuser à parodier Descartes en déclarant « je bloque donc je suis ».
Voici quelques exemples de l’incurie administrative et de ses conséquences :
Aberrations des plans d’aménagement
A Marrakech, la couverture urbanistique réglementaire est assurée par plusieurs Plans d’Aménagement (P.A.). Pour leur promulgation, la loi prévoit une Enquête Publique, au terme de laquelle le nouveau P.A. entre en vigueur pendant un an, à charge pour l’administration concernée de terminer la procédure réglementaire (dahir et promulgation au B.O.). La loi précise (on se demande pourquoi, vue la lenteur ambiante et avérée) que si la procédure n’est pas complètement aboutie au bout d’une année, le nouveau P.A. n’est plus valable, et on revient à l’application de l’ancien.
Une des régions de Marrakech a vu son Plan d’Aménagement entrer en vigueur, et être annulé un an après pour cause de non aboutissement de la procédure ! Imaginez les gens dont les terrains étaient en zone rurale, qui entrent au périmètre urbain pendant un an, et qui redeviennent zone rurale !
Pourquoi l’administration n’a-t-elle pas réussi à terminer la procédure dans les temps ? Mystère.
Dans la Province de Berrechid, Deroua est une ville qui a connu un développement fulgurant en quelques années à coups de dérogations, car le plan d’Aménagement n’existait pas. Lorsqu’il fut promulgué, il y a à peine quelques mois, ses concepteurs ont trouvé le moyen de prévoir un règlement urbanistique totalement différent de tout ce qui a été autorisé par dérogations auparavant. C’est inconcevable. Ce sera une ville bicéphale.
De plus, un promoteur immobilier s’est vu refuser son projet car il risque de « gêner » des habitations clandestines construites anarchiquement sur le terrain voisin ! L’administration prétend vouloir éviter des troubles sociaux, dit-elle…
Dans un autre registre des aberrations de l’administration, il faut citer le cas des surélévations des maisons marocaines à Casablanca. On entend par « maisons marocaines » tous les immeubles de un, deux ou trois étages qui constituent l’écrasante majorité des quartiers dits « populaires ». Ces maisons abritent le plus souvent plusieurs familles.
Pour répondre à la surdensification de la plupart de ces quartiers, les nouveaux plans d’Aménagement de la capitale économique prévoient la surélévation de un ou deux étages de toutes ces maisons. Sans vouloir aborder l’aspect technique des malfaçons dans la construction, qui provoquent de temps en temps des effondrements dramatiques, il faut signaler l’inadéquation totale de la règlementation imposée par l’administration, en particulier la fameuse règle de H=L, qui veut que la hauteur du bâtiment soit égale ou inférieure à la largeur de la voie qui le longe. Or, si cette règle est valable pour des immeubles de 4 ou cinq étages, de 15 ou 20 m de hauteur, donnant sur des voies de 15 à 20 m de large, c’est logique. Mais lorsque cette même règle s’applique à des maisons de 1 étage et de 64 m2 de surface, sur lesquelles on prévoit de construire un deuxième étage, on atteint tout de suite une hauteur de 12m, sur des voies qui ne dépassent jamais 8m. Par conséquent, le deuxième étage doit être construit en retrait. Que reste-t-il des 64 m2 initiaux, et que dire de la rupture de continuité de la structure porteuse ? Incohérent. Et pourtant appliqué systématiquement, depuis plusieurs années, sur des centaines et des centaines de petites maisons !
Le guichet unique
Je ne bouderai pas le plaisir de dire, pour la beauté et la profondeur de la phrase, que le Guichet Unique n’a d’unique que le nom.
Créé à l’origine pour regrouper toutes les administrations concernées par les autorisations de construire, il devait permettre aux citoyens et investisseurs de traiter avec tous les services au même endroit et en un
temps réduit, ce qui évite de nombreux déplacements et un gain de temps, en principe.
En principe seulement, en effet, car malgré la dématérialisation des procédures et l’informatisation des programmations des commissions (service payant et obligatoire), les citoyens subissent encore des désagréments incroyables par leur originalité.
* Pour tous les dossiers du Grand Casablanca, un seul ingénieur de l’ONEE est affecté ! Il n’assiste pas à toutes les commissions, et pour cause ! Il signe encore moins les dossiers, si on ne les lui apporte pas à son bureau, au siège de l’ONEE de Tit Mellil.
* Les citoyens ont droit à deux commissions (soit 15 jours) pour faire autoriser leur dossier, sinon, c’est un rejet, et il faut procéder à un nouveau dépôt. Payant. Par contre, l’administration peut prendre le temps qu’elle veut, facilement plusieurs mois, pour émettre son avis après que toutes les remarques aient été satisfaites.. Pour un dossier « normal », il faut compter trois dépôts, c’est à dire 45 à 60 jours. Ensuite, l’administration prend son temps, et le dossier est finalement autorisé après six ou sept mois ; c’est une bonne moyenne.
* Dans la plupart des Guichets uniques (chaque préfecture dispose du sien), c’est le citoyen qui doit se charger du dispatching du dossier au moment du dépôt, doit faire le tour des différentes administrations pour corriger les observations, et, à la fin de la procédure, il va encore une fois collecter les signatures auprès des différents services.
Quand on sait que l’architecte dépose huit jeux de plans à chaque fois qu’on lui demande de corriger un petit détail (pléthore et gâchis de papier tirage), et que les déplacements d’une administration à l’autre ont un coût énergétique, on se rend compte de la participation active de l’administration marocaine au phénomène de réchauffement climatique.
Alors que le Maroc est organisateur de la COP22 !
* Les administrations présentes en commission sont la Commune, la Préfecture, l’Agence urbaine, et, bien sûr les Services extérieurs (Lydec, ONEE, Protection civile). Souvent, la Préfecture demande des documents que détient la Commune (feuille d’alignement, plan de lotissement, cahier des charges). Mais cela est considéré comme une observation adressée au citoyen, et si la Commune ne fournit pas ces documents, le dossier est rejeté.
* Citons aussi l’aberration de la note de renseignements, délivrée par l’Agence urbaine. C’est un extrait du règlement d’urbanisme applicable au terrain concerné. Si un propriétaire de terrain souhaite connaître la destination urbanistique de son bien, il demande cette note qui lui coûte environ 800 DH. Mais que cette note soit exigée dans tout dossier de demande d’autorisation de construire, cela paraît complètement inutile vu que l’Agence urbaine, à qui sera soumise la demande, dispose déjà de tous les textes et plans règlementaires, de même que la Commune et la Préfecture. Pourquoi alors demander au citoyen de fournir lui-même ce règlement ?
Le plus important, et le plus grave, sans doute, c’est l’état d’esprit des fonctionnaires. Plutôt que d’assumer leur rôle qui est de réguler et de servir, ils considèrent qu’ils sont là pour rendre service, avec condescendance, aux citoyens qui ont un problème (quel problème ? Obtenir une autorisation).
Ils traitent les dossiers quand ils ont le temps, s’ils trouvent quelques minutes de libre, entre les missions à l’extérieur du bureau et les réunions ; en fait, toutes les activités possibles et imaginables passent avant le traitement du dossier du citoyen ; et lorsqu’ils le traitent, ces fonctionnaires inventent des remarques farfelues, souvent en contradiction avec les lois en vigueur pour toujours rejeter le dossier avec un avis défavorable. C’est plus facile et il y a moins de responsabilité, pensent-ils, à rejeter un dossier qu’à l’autoriser.
L’avis favorable reste une exception, et il faut se battre pour l’obtenir !
Les fonctionnaires, dans leur grande majorité, vous donnent toujours l’impression que vous les embêtez, qu’ils n’ont pas le temps, qu’ils ont autre chose à faire…
Et lorsqu’ils donnent leur accord, il faut considérer cela comme une grande faveur qui vous a été accordée.
Tout cela est très grave. Et difficile à résorber.
Changement de pratiques
Il y aurait, bien entendu, une solution, si le Gouvernement de notre pays décidait sérieusement de remédier au problème, et si, comme le suggère le roi, tout le monde collabore :
1/ Doivent être impliqués tous les services concernés (communes, préfectures, agences urbaines, ordre des architectes, fédération des promoteurs immobiliers, etc), ils doivent établir une Charte de bonne conduite et mettre en place au niveau interne des mesures de contrôle et d’encadrement ;
2/ Doivent être remises en cause un grand nombre de réglementations secondaires, en particulier l’AMP (Arrêté Municipal Permanent) qui date de 1952 !
3/ Doivent être sanctionnés tous les retards ou absences des fonctionnaires siégeant dans les commissions (comme à l’école, malheureusement, on en est encore là) ;
4/ Doit être mise en place, au niveau de toutes les préfectures, une Commission de Recours, dont la composition sera le résultat d’un consensus entre toutes les parties concernées, chargée d’étudier toutes les requêtes émanant de citoyens ou d’architectes confrontés à une situation qu’ils jugent préjudiciable pour leur dossier.
Cette Commission, sous le contrôle direct du Gouverneur, devra disposer d’un pouvoir de décision lui permettant d’intervenir à tous les stades de la procédure, et d’inverser, éventuellement, les décisions prises en commission, bien entendu dans le strict respect des lois en vigueur.
Il paraît évident qu’une grande amélioration dans le traitement des dossiers sera rapidement constatée, en raison de la simplicité des mesures à prendre. Les fonctionnaires les plus réfractaires et récalcitrants comprendront bien l’enjeu d’une telle démarche, et craindront, en même temps, les sanctions qui risquent de les desservir en termes de primes ou de promotion.
Espérons que ce message sera écouté.