La modernité du « Touche pas à ma bière », par Soulaimane Raïssouni
Dix années se sont écoulées entre la formation du gouvernement el Youssoufi en 1998 et la création du PAM en 2008, dix années qui ont suffi à la mise en place d’une bipolarisation socioculturelle et politique appelée aujourd’hui à clarifier les 2 pôles partisans au Maroc que sont le PAM et le PJD.
Cette bipolarisation a été rendue possible suite à deux processus qui se sont déroulés à cette époque : 1/ l’adhésion d’éléments de gauche dans la justice transitionnelle à travers l’Instance Vérité et Réconciliation, dans laquelle Fouad Ali al Himma avait joué un rôle primordial, et 2/, l'expérience marocaine d'intégration de la femme au développement dans les années 2000, et qui a vu le PJD y tenir un rôle négatif en enterrant un plan de développement homogène en raison de son opposition au volet du statut personnel, une opposition qui s’était transformée par la suite, bon gré mal gré, en acceptation après l’implication de la commission royale de révision du Code de la famille, présidée alors par Mhamed Boucetta et non par des gens de gauche.
Durant cette décennie, de nombreux gauchistes et de libéraux avaient demandé à mettre en place un pôle moderniste qui se construirait sur les décombres et les ruines de la Koutla démocratique, laquelle n’avait plus de raisons d’être, selon eux, comme si le Maroc avait achevé de poser les fondements d’un Etat démocratique. Une partie non négligeable de ces gens avait demandé la dissolution du PJD après les attentats du 16 mai 2003.
Ces « modernistes » estimaient qu’il y avait un antagonisme de fond entre eux et les islamistes, un antagonisme frontal et transcendant aux termes duquel il importait, pour se défaire de la mouvance islamiste, de s’allier avec un « pouvoir moderniste », même s’il n’était pas démocratique.
Et bien que les protestations populaires de 2011 avaient
montré que les Marocains aspiraient davantage à la justice et à la démocratie qu’à la liberté et aux libertés… et bien que le passage du PJD au gouvernement ait montré qu’il ne fallait pas craindre de voir s’abaisser le plafond des libertés mis en place par la monarchie qui le défendait contre ceux qui voulaient le relever et ceux qui voulaient le baisser… et bien aussi que l’expérience avait montré que l’on pouvait faire évoluer les islamistes en ouvrant avec eux un dialogue et non en les ostracisant… on constatera que les « modernistes » – à l’exception des partis et des intellectuels de la gauche démocratique – utilisent tous les moyens à leur disposition pour contrecarrer l’avancée des islamistes. Or cette démarche nuit autant à la démocratie qu’elle profite aux islamistes qu’elle renforce, surtout quand le citoyen lambda observe que ces partis venus en brandissant un programme « moderniste » usent de vieilles ficelles et des anciennes méthodes pour parvenir au pouvoir.
La lutte contre le projet islamiste ne saurait ni ne pourrait réussir en affrontant les islamistes comme dans une chasse aux sorcières, mais en bâtissant un cadre démocratique, populaire et rationnel et en défendant l’idée que le passage vers la modernité devra nécessairement transiter par la case « démocratie et justice » et par la réhabilitation d’un socle culturel de Lumières dont les islamistes ont jusque-là échoué à ébranler les fondements. Et cela ne pourrait être le fait que de partis de gauche ayant l’autonomie de leurs décisions internes et affichant des idées démocratiques et modernes, et non d’élites qui réduisent cette modernité au slogan « Touche pas à ma bière »… des élites qui rappellent en quelque sorte cette fameuse sortie du chanteur de raï Khaled qui avait proclamé son soutien à la candidature d’Abdelaziz Bouteflika pour garantir sa liberté de déguster un bon verre de whisky sans avoir peur des islamistes.
Akhbar Alyaoum (traduction de PanoraPost)