Mahmoud Darwich : Les illuminations de l’absence, par Rédouane Taouil

Mahmoud Darwich : Les illuminations de l’absence, par Rédouane Taouil

Le temps des initiations émerveillées est célébré par des allusions à des contes, des sourates ou des poèmes…

« Ils m’intiment en m’enterrant : ne sois pas lointain/Mais est-il un lieu plus lointain que le mien ». C’est sous le signe de ces vers issus d’un thrène, où Mâlik Ibnou-Rayb célèbre ses propres funérailles, que la figure majeure de la poésie contemporaine place ce recueil de textes  formé d’un ensemble d’adresses du poète à lui-même. En écho à ce parrainage, ces adresses, contemplatives en acte, étincellent d’enlacements intimes d’antonymes, où l’absence fulgure, à travers le fugace et l’indélébile, dans la présence. La prose à l’œuvre, éblouissante, profonde, mélodieuse,  s’ancre de part en part dans  l’œuvre poétique. La poésie, confesse Saint John Perse, est tout à la fois action, passion et puissance : elle est un mode de vie intégrale. «Présente absence » possède bien ces attributs.

La prose de Darwich recèle une force formidable de mise en mouvement d’une pensée et d’une sensibilité inédite sur fond d’une histoire faite de nuits opaques étoilées de rêves voués au réenchantement. Fondé sur un alliage original d’images et de rythmes, le langage créé une ressemblance envoûtante entre les mots et le monde. Le relief des phrases, l’épiphanie des versets et des vers servent une parole essentielle sur l’engagement existentiel du poète. Cette parole, qui conjugue l’intime et le politique, manifeste les griffes d’une expérience sensible de la résidence sur la terre : les plaies vives de Palestine, l’exil et ses attaches, les larmes de l’arrachement à l’exil, l’espoir tenace, des bonheurs sans amour, des amours sans bonheur, la commensalité de la mort et, par-dessus tout, le choix de la langue comme demeure.

Cette force reflète la passion inextinguible du poète pour la hauteur du verbe tant elle est nourrie d’une impeccable appropriation des trésors de la poésie universelle. Résurgences et  consonances s’allient à un tressage qui combine une subtile association de contraires sous la souveraineté de la dialectique de l’absence et de la présence.

Délesté du temps et des lieux, le poète les convoque par la langue qui, par les sensations et la sensibilité objective, les évoque à


travers des méditations partagées entre une mélancolie irrésistible et une ivresse mesurée, l’émerveillement et le recueillement. Qu’elles portent sur l’enfance, l’exil, l’amour, la mort ou la nostalgie, ces méditations sont ouvertes les unes aux autres dans une parfaite symbiose entre les mots, les allégories, les sonorités et  les métaphores.

Le temps des initiations émerveillées est célébré par des allusions à des contes, des sourates ou des poèmes qui donnent aux lettres de l’alphabet goûts et couleurs, métonymies et odeurs. Les variations sur Le Nûn du mystère féminin sont à cet égard un bel exemple. Les lieux de l’exil, eux, se découvrent en des déambulations de fragrance qui exhalent louanges et attachements, nostalgies et consolations. « Les villes sont des senteurs -écrit Darwich- Acre, l’iode et les épices. Haïfa, les pinèdes et les draps défaits. Moscou, la vodka sur glaçons. Le Caire, la mangue et le gingembre. Beyrouth, le soleil, la mer, la fumée et le citron. Paris, le pain frais, les fromages et tous les dérivés de la séduction. Damas, le jasmin et les fruits confits. Tunis, le galant de nuit et le sel. Rabat, le henné, l’encens et le miel ». L’amour, confesse le poète, est aussi ardu que la poésie. Il réclame élan et art, saisissement et dessaisissement, ressemblance et dissonance pour se dénouer dans « une absence à la présence dense » ou dans des défaites comme l’illustrent les odes des poètes vaincus de l’amour.

La mort, elle, est, comme  le temps et le miroir, une interlocutrice. Parée de la blanche éternité, elle est volubile et infidèle. Au temps le poète demande d’attendre, au miroir de continuer à rester réfléchi et  noble, et à la mort de partager une coupe de vin. La nostalgie est hissée à la part prépondérante de l’être. Elle est « l’absent qui tient compagnie à l’absent », « une cicatrice au cœur », « l’empreinte digitale d’un pays sur un corps », « une douleur qui n’aspire pas à une autre ». Elle est, résume cet impalpable oxymore, « la fusion du feu et de l’eau ».

Au total, ces constellations d’adresses sont magnifiques dans leurs illuminations, pures dans leur résonance, gravides d’étonnements et de frissons. Elles incitent, comme le suggère Paul Valéry, « à s’abandonner l’adorable allure : lire et vivre où mènent les mots ».