Marocaines d’ici et d’ailleurs, suicidez-vous !, par Sanaa Elaji
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- 02 juillet 2016 --
- Opinions
Je demande pardon à ma mère car, le jour où elle m’a enfanté, elle a commis un acte odieux à l’égard de son mari, mon père, et aussi vis-à-vis de la société. Je remercie aussi mes frères car, par leur naissance, ils ont permis à ma mère de rétablir l’équilibre… et puis, je demande également pardon à mon père parce que sa virilité a été entamée le jour de ma venue en ce bas monde.
Nous les femmes, toutes autant que nous sommes : étudiantes à l’université, ouvrières d’usines, militantes politiques, artistes et journalistes, femmes de ménage ou femmes au foyer, médecins et même, malheureusement, magistrates… Toutes donc, sans exception, nous sommes l’incarnation de crimes commis à l’encontre de nos mères… des « erreurs d’impression »… des productions médiocres… des marques d’infamie pour les virilités de nos géniteurs. Nous sommes une humiliation pour eux, comme nous sommes la preuve vivante de l’incapacité de nos mères à bien enfanter.
Comment les choses pourraient-elles aller autrement alors que, dans mon pays, un juge de la Cour de Cassation émet un jugement autorisant un homme à prendre une seconde épouse car la première ne « lui a pas donné » de garçon(s), qu’elle ne « fabrique » que des filles. Ce magistrat a argumenté en estimant que « la naissance de filles représente une raison objective et exceptionnelle » (pour le divorce ou la polygamie). Comme disent les Français, « un défaut de fabrication », un défaut qui conduit à remplacer la machine défectueuse par une autre permettant une production meilleure. Comment et avec quels mots répondre à ce jugement ?
D’abord, Monsieur le juge, il semblerait que vous gagneriez beaucoup à lire (ou relire) certains cours élémentaires de biologie que nous avons tous étudié au secondaire. Permettez-moi, avec le respect le plus total que je témoigne et que je dois à votre éminente fonction, de vous en rappeler certains principes élémentaires, et je pourrais même utiliser les bâtonnets, si tel est votre bon désir… Alors allons-y.
La femme dispose d’un seul chromosome, le X, alors que l’homme en a deux, le X et le Y. Lors de la fécondation, quand le X de la femme rencontre le X de l’homme, alors l’enfant à naître est une fille. Et quand le X de la femme croise le Y masculin, alors l’enfant est un garçon. Et rappelons aussi que l’homme, avec ses deux chromosomes X et Y, ne contrôle ni l’un ni l’autre. Les choses se font donc de manière a-lé-a-toire. Mais, remarquez bien, Monsieur le juge, que la femme n’a qu’un seul et unique chromosome et que, du fait qu’un garçon ne peut être et naître que s’il y a liaison du X féminin et du Y masculin, alors le sexe du nouveau-né dépend du Monsieur, de l’homme, du père, du mari, du géniteur… Et donc, nous fondant sur ces principes élémentaires, s’il y a quelqu’un dans le couple à pouvoir se plaindre du sexe des
enfants – si tant est qu’il y ait besoin de se lamenter, et nous y reviendrons – ce serait la femme et non l’homme. Fhemtini oulla la ?
Permettez-mois de vous questionner, Monsieur le juge : Le rôle d’un magistrat n’est-il pas de dire le droit et de défendre les victimes d’injustice quand les preuves sont suffisantes pour ce faire, et même si les choses vont différemment de ce qu’elles étaient au début ? Bon, maintenant que nous avons appris, compris, ou repris, le rôle de la femme et de l’homme dans la détermination du sexe d’un fœtus, pourrais-je vous demander si vous autoriseriez la femme à prendre un second époux qui, lui, pourrait, peut-être, lui donner un garçon ou deux ?
Et puis, seconde question, si vous voulez bien Monsieur le juge, une question de fonds et de principe, qui convoque la raison et en appelle à la logique : Considérez-vous que l’enfantement de filles est une faute que la femme doit expier ? Nos mères auraient-elles donc commis un crime en nous donnant naissance, à nous les femmes ? Pensez-vous, devons-nous tous penser, que la procréation de garçons recèle plus de valeur que celle de filles ? Quel fondement juridique, scientifique ou moral pourrait-il justifier cela en dehors d’une phallocratie pathologique ?
Et laissez-moi encore, Monsieur le juge, poser cette question stupide : Pouvez-vous assurer, vous, en votre qualité de juge, que sa seconde épouse donnera à notre homme des garçons ? Sommes-nous, ou serions-nous, femmes, tenues de procurer à nos époux des certificats d’aptitude à enfanter des garçons ?
Et vous aurez remarqué que je n’ai même pas parlé de cette pratique polygame que nous entérinons chaque jour avec des jurisprudences comme la vôtre, qui réduisent les femmes à de simples marchandises répondant à des critères de conformité précis sur le sexe des enfants, sur l’esthétique physique, sur la capacité à bien vieillir, et autres conditions toutes plus sous-développées les unes que les autres, qui feraient que l’absence de l’une ou l’autre légitimerait de nouvelles épousailles de nature polygame…
En fait, en vrai, en réalité, nous sommes là face à de véritables catastrophes qui prennent racine dans les esprits et les mentalités. Il existe de plus en plus de personnes animées par des pensées de plus en plus éloignées de l’égalité du genre, des droits humains et de la foi dans les libertés individuelles et dans la justice et l’équité. Tout cela est la cruelle réalité, mais que l’on entérine par des jugements ; et quand on confère à cette réalité une légitimité juridique car judiciaire, tel est le véritable drame.
Il existe dans notre corpus juridique (Code de la famille, Code pénal…) un grand nombre d’articles dont l’appréciation est laissée au juge, et cela se passe ainsi dans l’écrasante majorité des pays du monde. Mais quand le juge est coincé dans une pensée et une posture phallocratique fiévreuse, il ne dit pas le droit et ne juge pas dans l’équité… il consacre le machisme et le pouvoir du « roi Phallus ».
Al Ahdath al Maghribiya (Traduction de PanoraPost)