Raïssouni joue sa propre partition, mais qui pour l’entendre ?, par Taoufik Bouachrine
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- 22 juin 2016 --
- Opinions
Le théologien projectiviste Ahmed Raïssouni s’est joint à la campagne pour la suppression de l’article 222 du Code pénal, qui criminalise et punit la rupture publique du jeûne durant le mois de ramadan. Lors d’une conférence tenue à Doha, au Qatar, Raïssouni a affirmé « se retrouver parmi ceux qui demandent l’abrogation de l’article 222, même si leurs intentions ne sont pas les miennes, pas plus que leurs objectifs. Le Code pénal ne doit pas s’immiscer dans le jeûne. Pourquoi arrêter un non-jeûneur et le déférer devant un tribunal ? Pourquoi ces efforts inutiles ? Les gens sont responsables face à leurs consciences, puis après devant la société ».
Comment donc un théologien projectiviste appartenant à un mouvement islamique « fondamentaliste » qui aspire à répandre la religion dans la société a-t-il pu ainsi se retrouver dans les mêmes rangs que des courants laïques qui veulent distraire la religion de la sphère publique et soustraire l’Etat de l’application des préceptes religieux ? La réponse est simple : malgré leurs différences idéologiques, les deux se sont rejoints dans l’idée de liberté qui est devenue une valeur universelle sacrée.
Si Raïssouni avait émis l’idée inverse et qu’il ait soutenu le maintien de l’article 222 du Code pénal et le rôle du parquet dans le respect public de la piété, il aurait été attaqué de toutes parts et aurait été accusé de promouvoir un Etat religieux opposé aux libertés privées, qui tire le pays vers le passé lointain du Moyen-âge. Mais aujourd’hui qu’il s’est rangé à l’avis de ceux qui soutiennent l’idée que la loi doit rester à bonne distance des croyances religieuses fondées sur l’intime conviction, cela n’a attiré l’attention de personne de celles et ceux qui se réclament de la modernité et qui nagent en eaux troubles.
Pour sa part, le militant associatif Fouad Abdelmoumni a noté le changement d’opinion de Raïssouni, en avance sur le camp islamiste dont les troupes estiment que la foi a besoin d’autorité, de lois et de châtiments, et il a fait la déclaration suivante : « Je salue cette prise de position bienvenue, et je pense que l’attitude de Raïssouni représente une partie de l’évolution de la société marocaine vers davantage d’ouverture sur l’Autre, d’acceptation des différences et de reconnaissance des libertés individuelles. Nous ne sommes pas obligés d’être en accord sur les référentiels mais sur les mécanismes qui garantissent les libertés ».
De très nombreuses personnes pensent que la criminalisation de la rupture publique du jeûne, que la condamnation des non-jeûneurs à la prison et à l’amende respecte la religion et la loi islamique, ce qui est une grave erreur. Il n’existe nulle part dans la jurisprudence religieuse de châtiments
prévus pour ceux qui ne jeûnent pas. Les exégètes et théologiens, selon leurs différences et les rites auxquels ils appartiennent, sont tombés d’accord sur le fait que celui qui ne respecte pas le jeûne un jour doit jeûner alors 60 jours d’affilée pour le rattraper, ou nourrir 60 pauvres ou affranchir un esclave mais, nulle part, il n’y a de sanctions temporelle pour un fait qui s’inscrit dans une relation directe entre le Créateur et ses créatures.
L’article 222 du Code pénal relève donc du droit positif, sans aucune relation avec l’islam ainsi que le prétendent ou le pensent tant de personnes. C’est l’ancienne puissance coloniale qui y avait pensé et l’avait introduit pour faire respecter les sentiments religieux des indigènes. Cet article était destiné aux Français qui se mêlaient à la population locale dont la plus grande partie n’avait jamais vu un chrétien en chair et en os. Cela ne signifie pourtant pas que le Résident général était un homme pieux ou soucieux de veiller sur l’islam des Marocains. Non, il était plutôt ce renard sournois dont le souci était de ne pas offusquer les autochtones afin de mieux pouvoir les spolier et les priver en douceur de leurs richesses et de leurs biens. Et donc, tant que les pratiques religieuses n’allaient pas à l’encontre des objectifs de la colonisation, elles étaient défendues et protégées.
Le problème est que quand les Français sont partis et que la loi pénale avait été refaite par les Marocains, cela avait été fait d’une façon que plusieurs ont qualifiée de stupide car elle avait repris la loi française sans réfléchir. D’autres disent que le maintien de cette disposition avait pour objectif de mettre la société sous la botte del’Etat et de mieux pouvoir la contrôler, d’une manière ou d’une autre.
L’opinion avancée et avant-gardiste de Raïssouni pour cette question qui relève des libertés individuelles montre que les islamistes opèrent des révisions dans leurs conceptions de la société, qu’ils le font en douceur d’une manière qui les rapproche des valeurs universelles et de l’esprit des textes internationaux. Cela n’aurait pu se faire si les islamistes étaient jetés en prison ou exilés en dehors du pays ou encore écartés des centres de pouvoir, relégués au fin fonds de leurs quartiers, à ruminer une culture de la contestation et cultiver une théologie de la violence. L’une des vertus de la participation à la gestion publique et l’intégration à la démocratie est qu’elle conduit les gens à la modération, à l’ouverture et à l’acceptation de l’Autre, en plus de les éloigner de cette habitude de vouloir mettre les gens sous leur domination et de cette peur maladive pour la religion.
Traduction d’Akhbar Alyaoum