L’Amérique refuse un changement des rapports de forces au Maghreb, par Taoufiq Bouachrine

L’Amérique refuse un changement des rapports de forces au Maghreb, par Taoufiq Bouachrine

Cela était prévisible… Le Département d’Etat n’a pas attendu bien longtemps pour lancer la balle dans le camp du Maroc, refusant son communiqué incendiaire. En effet, moins de 24 heures après la convocation de l’ambassadeur Bush au ministère de l’Intérieur et la publication dudit communiqué, le porte-parole du ministère US des Affaires étrangères John Kirby a eu le commentaire suivant : « Le Département d’Etat refuse les critiques adressées par le Maroc à son rapport sur les droits de l’Homme dans ce pays, et les Etats-Unis maintiennent les informations figurant dans ce document ».

Cela, loin de calmer la colère de Rabat, l’a encore plus nourrie, et le ministre délégué aux AE Nasser Bourita a alors convoqué une nouvelle fois l’ambassadeur américain pour lui confirmer l’irritation du Maroc, lui présentant en outre des preuves démentant les éléments contenus dans le rapport, en se fondant sur trois cas précis. Lors de la première réunion à l’Intérieur, le patron de la DGSN/DGST Abdellatif Hammouchi était présent et, au ministère des Affaires étrangères, c’est le chef de la DGED qui était là. L’objectif de ces deux présences était de bien faire parvenir le message à qui de droit, aux bords du Potomac.

C’est la première fois que nous voyons un porte-parole du Département d’Etat prendre le contre-pied de Rabat avec cette virulence, ainsi qu’il l’aurait fait pour la Corée du Nord, le Venezuela, la Syrie ou même l’Iran, avant la normalisation entre Washington et Téhéran. Le Maroc aurait-il donc été déplacé du camp des amis de l’Amérique pour s’approcher de celui de ses adversaires ?

Or, le problème ne réside pas tout à fait dans le fameux rapport sur la situation des droits de l’Homme au Maroc, car ce document est produit chaque année, sans susciter de réactions particulières de l’Intérieur ou de la diplomatie marocaine, sachant que les rapports des années précédentes étaient bien meilleurs que ceux d’avant… Non, le problème est ailleurs.

Le problème entre Rabat et Washington se situe au niveau de l’indépendance de la décision du Maroc dans la gestion de l’affaire du Sahara, en plus du rôle que le Maroc est autorisé à jouer au Maghreb, et de ses limites. Autrement dit, l’Amérique n’a pas vu d’un bon œil l’influence croissante du Maroc dans sa région maghrébine, comme cela est clairement apparu dans le rapport du Secrétaire général de l’ONU qui a implicitement accusé Rabat d’avoir voulu imposer la politique du fait accompli au Sahara, face au mutisme des grandes puissances au Conseil de Sécurité.

De quoi s’agit-il ? De la visite royale dans les provinces du Sud, de l’annonce d’un programme d’investissement de plus de 7 milliards de $, puis de l’expulsion de la composante civile de la Minurso, une décision qui a été perçue comme une volonté du Maroc d’enterrer définitivement l’option référendum au Sahara. Et bien, tout cela, l’Amérique l’a pris comme une remise en question de son rôle et de son influence dans la région.

Et du fait que les Etats-Unis sont un gros morceau, ils ne réagissent ni ne critiquent directement ce qui se produit, mais opèrent indirectement, en l’occurrence en chargeant le SG de l’ONU de dire que le Maroc est un « occupant ». Puis, quand Rabat s’est offusqué de cette formule inamicale, Washington a procuré son soutien à Ban Ki-moon, refusant d’user d’une quelconque formule de désapprobation pour ce dernier pour ce qui aurait été considéré comme une faute…  La résolution qui contraint le Maroc a accueillir de nouveau les éléments de la Minurso expulsés signifie en toute clarté que les Etats-Unis ne veulent pas renoncer à l’option du référendum pour résoudre la question du Sahara, et ils


ne veulent surtout et définitivement pas que ce dossier soit clos sans leur bénédiction et sans leur accord.

Et puis, Washington ne veut pas d’une domination régionale du Maroc, entre autres sur l’Algérie désormais entrée dans une crise aussi longue que rude du fait de la maladie de son président et des luttes de clans qui se livrent dans l’entourage de ce dernier, les choses étant encore bien plus compliquées avec la chute des prix du gaz. L’Amérique sent bien la faiblesse d’Alger et ne veut pas d’un changement de rapport de forces au Maghreb, qui serait en faveur de Rabat.

C’est tout cela qui justifie le grand malentendu entre l’Oncle Sam et le royaume chérifien, le reste n’étant que détails.

Aussi, tout en comprenant la colère du Maroc contre les politiques américaines et tout en reconnaissant son droit à défendre ses intérêts et son intégrité territoriale, il n’en demeure pas moins que nos réactions doivent se montrer mesurées et sages. Les Etats-Unis ne sont pas la France et la réaction contre les premiers ne doit pas être similaire à celle exprimée contre la seconde. La diplomatie au vitriol doit être laissée de côté car il n’existe pas de diplomatie agressive et une autre réfléchie, il n’en existe qu’une seule sorte, la professionnelle, dont les effets se mesurent aux objectifs atteints, sans vacarme ni tumulte, et encore moins de communiqués rageurs.

M. Yassine Mansouri n’avait pas sa place dans la réunion du ministre Bourita avec l’ambassadeur Bush dans un bureau fermé de Rabat car cela ne débouchera sur rien et l’ambassadeur ne saurait convaincre son ministre de choses dont il n’est pas lui-même convaincu… Il eût mieux valu à M. Mansouri de prendre un billet d’avion, de s’envoler pour Washington, de demander à y rencontrer le chef de la CIA et ceux du Pentagone pour les convaincre du bien-fondé de la position de son pays concernant le Sahara, du péril à déstabiliser le Maroc et des enjeux stratégiques et sécuritaires de la région… Puis, il serait revenu au Maroc, laissant les espions et les militaires US aller convaincre le Département d’Etat et la Maison Blanche de l’opportunité de changer leur politique concernant l’un de leurs plus anciens alliés, si tant est que les preuves marocaines eussent été bonnes et recevables.

Un ancien ambassadeur du Maroc à Washington m’a raconté qu’une fois qu’il était entré en conflit avec l’administration marocaine ; il avait ensuite appelé le défunt roi Hassan II pour le tenir au courant de son action dans la capitale américaine. Réponde d’Hassan II : « Ce que tu as fait est bon et louable et tu dois en être félicité, mais, je te prie, ne va pas plus loin dans cette escalade… vas-y doucement car tu es l’ambassadeur du Maroc et non de la Chine populaire. Dans ton enthousiasme, n’oublie jamais la force véritable de ton pays face à la plus grande superpuissance du monde ».

Je sais bien que la réaction du Maroc a caressé plusieurs personnes dans le sens du poil, heureuses qu’elles sont de cette attitude martiale et de l’escalade contre Washington.  Ces gens demandent encore plus de virulence et de communiqués contre une Amérique qui deviendra un Grand Satan pour une petite période. Mais le rôle de la presse est d’attirer l’attention de tous quand les choses sont troubles, et c’est aussi son devoir de conseiller la prudence quand l’enthousiasme masque la raison.

Souvent, les meilleurs avis sont ceux qui sont écrits, pour reprendre la formule de mon confrère Noureddine Miftah qui avait dit, un jour, que « la meilleure presse au Maroc est celle qui ne paraît pas ».

Akhbar Alyoum

* Le titre original est « le conseil du roi à son ambassadeur à Washington »