Ne jouez pas avec le feu !, par Noureddine Miftah

Ne jouez pas avec le feu !, par Noureddine Miftah

Qu’on le dise clairement, explicitement, gravement : Ils jouent avec le feu !… Au sein de l’Etat, il existe des gens qui ont oublié les revendications, les slogans, les banderoles et photos du 20 février… préférant verser dans l’autocongratulation béate sur la stabilité marocaine. Ces gens, à les voir agir (et pas réagir), nous donnent l’impression qu’ils attendent des Marocains qu’ils les rejoignent dans leur satisfaction exaltée face aux réalisations des gouvernants…

Certains claironnent que les droits dont nous jouissons aujourd’hui dans ce pays sont un don et un acquis dont nous devons nous féliciter, et que tous ceux qui pensent autrement sont soit des trublions, soit des agents de l’étranger, ou même dérangés. Ce sont ces mêmes personnes qui font des plans, de l’intérieur même du gouvernement ou de l’extérieur, aux fins de revenir aux situations passées, au motif que le présent a accouché d’une forme d’ « impertinence » (dsara en VO). A les entendre, on a le sentiment que ce présent est Cordoue au temps de sa splendeur, alors même que, en dehors de réalisations que d’ailleurs personne ne conteste, il se caractérise aussi par une grande pauvreté et des défaillances un peu partout, qui ont abouti à la précarité, au chômage, à l’exclusion… avec des populations qui n’en peuvent plus de patienter et d’attendre toujours des lendemains qui chantent…

Mais la patience a des limites, et c’est ainsi que j’ai compris le geste de « Mmi Fatiha », cette vendeuse de crêpes de Kenitra qui a abandonné à certains profiteurs les milliards et le pays pour se suffire, pour sa part, de son petit commerce, aussi petit qu’informel, et malgré cela, on est venu l’y bousculer. Cela rappelle ce qu’avait dit le défunt Driss Basri, un jour qu’on l’interrogeait sur les forces auxiliaires et les agents d’autorité ; il avait répondu qu’ « ils vivent avec le peuple »… ce qui pourrait signifier que certains de ces fonctionnaires considèrent les petits boulots de marchands ambulants ou tenanciers d’échoppes comme des entrepreneurs auxquels ils seraient associés, du moins tant qu’ils portent un uniforme… sauf que le citoyen, lui, à travers cet uniforme, ne voit pas un individu, mais le symbole de l’autorité, et l’autorité elle-même.

Et c’est bien pour cela que « Mmi Fatiha » avait été s’en remettre au caïd, puis, à défaut d’y trouver secours, s’en est remise ensuite à Dieu, de la manière la plus atroce qui soit, en s’immolant par le feu. Cet acte désespéré et extrême n’est donc qu’une réponse à un autre genre d’extrémisme, celui de la « hogra », avec toute la charge (a)morale du mot, qui conduit les victimes à préférer le suicide par le feu à ce qu’ils vivent au quotidien dans leurs pays, cette vie en-dessous du degré zéro, du néant.

Et à Guelmim, c’est le jeune Brahim Sika qui a perdu la vie suite à une grève de la faim qu’il menait contre son incarcération pour un motif étrange, celui de « participation à une manifestation contre le chômage », lui qui appartenait au mouvement des diplômés chômeurs. Mais cette accusation n’existe pas dans le Code pénal, alors on l’a requalifiée en « outrage à agent de la force publique dans l’exercice de ses fonctions » et « violences à l’égard d’un agent de la force publique » ! Les dessous de cette affaire sont bien plus complexes que les justifications qui sont tombées, affirmant qu’il n’y avait pas de marques de torture sur le corps du défunt, et qu’il est décédé de mort naturelle ! Le même argument, toujours, qui avait été avancé quand un handicapé avait mis fin à ses jours, récemment, à Kenitra, en s’immolant lui aussi par le feu. On avait dit que c’était une situation familiale difficile qui avait conduit le défunt à commettre son acte ! Tiens donc !

Reprenez-vous, Mesdames Messieurs !! Ces actes désespérés sont autant de sonnettes d’alarme, des signaux annonçant un danger imminent contre cette stabilité dont vous nous abreuvez nuit et jour. Le spectre de Bouâzizi vous regarde et vous, vous regardez ailleurs ! Y a-t-il quelqu’un parmi vous qui comprendra, enfin ? Nous ne voulons pas connaître le sort de pays où les Etats se sont montrés défaillants, avant de faillir, et où les peuples ont essaimé dans le monde entier. Las…


Nous avons ici des gens qui réduisent la stabilité à une ceinture de sécurité prenant la forme de la répression débridée, des abus en tous genres et du rabaissement des populations déjà brimées par cette calamiteuse gestion de la chose publique depuis un demi-siècle.

A Guelmim comme à Kenitra, deux villes séparées par des centaines de kilomètres et des millions de personnes qui attendent, avec autant de millions de rêves avortés, on entend parler des grands travaux et on n’en voit qu’une partie, on entend également parler des milliards de DH dépensés pour le développement du Sahara et du monde rural, et tout le monde regarde ces inaugurations en cascades et ces dizaines de stratégies aussi diverses que répétées dans l’industrie, l’agriculture et le tourisme. Tout cela est très certainement sérieux, en dépit de l’opacité politique qui l’entoure et qui se résume ainsi : qui fait quoi pour qui ?

Tout cela est sérieux donc, mais ses fruits ne parviennent que rarement à ceux qui sont supposés être ses destinataires réels, pas plus qu’il ne fait frémir le taux de chômage, ou améliorer l’emploi, ou créer une école moderne ou mettre en place et aménager des hôpitaux dignes de ce nom pour une santé digne des citoyens… tout cela ne fait pas sortir les gens de leurs cités-dortoirs ou mouroirs, parsemées de constructions qui menacent ruine à tout moment ou de logements lilliputiens indiqués sous l’appellation nouvelle de « logements économiques », dont la vente a propulsé les riches dans les classements mondiaux et précipité les pauvres dans les flammes des immolations auxquelles on assiste de plus en plus. Quant à la majorité silencieuse, et bien elle se consume aussi en rongeant son frein…

Nous, en communion avec les humbles de ce pays, nous ne demandons pas : « Où sont passées les richesses ? », car la réponse est aussi claire que la rente que l’on voit, que le gaspillage que l’on constate et que les sorties de devises qu’on apprend. Mais nous demandons, en revanche : « Quel est le seuil minimum des conditions de vie qui nous permettent d’exister en communauté ? ».

Nous vivons dans une seule et même nation mais il n’y a pas de catégories sociales dans cette société ; non, il y a une hiérarchisation sociale fondée sur le mépris éducationnel, en fonction du fait que l’on soit francophones ou arabophones, selon que l’on soit dans l’enseignement privé ou public, de ce que l’on possède ou non. Ainsi, certains de nos compatriotes, parmi les profiteurs, ne se contentent pas d’avoir pris plus, bien plus qu’ils ne devaient, mais ils en rajoutent en méprisant ceux qui n’ont rien pillé ; ils les méprisent soit en raison de leur langue, ou de leur emploi modeste, ou de leurs vêtements, ou de leur goûts artistiques, ou même du type de leur protestations. Et le pire est que le sort réservé à tous ceux qui manifestent leur colère est le bâton ou la mort, quand ce n’est pas l’accusation de haute trahison, comme c’est le cas pour certains organismes…

Certes, on sait bien que les violations régulières des droits de l’Homme ont nettement régressé et que la torture n’est plus guère une politique planifiée, mais la paupérisation, la précarisation et l’ostracisme social ne sont-ils pas des formes de violations de la dignité humaine, sous une autre forme ? Ces comportements hautains ne méritent-ils donc pas un tribunal spécial qui jugerait tous ceux qui rabaissent ce peuple ?

L’heure est grave et la situation est sérieuse, mais bien plus graves sont ces discours lénifiants d’autosatisfaction et ces envolées sur la pureté de nos dirigeants. Les opprimés dans ce pays, naguère, préféraient la mort dans les flots du Détroit de Gibraltar à leur existence de pestiférés sur le sol qui les a vus naître. Mais aujourd’hui, nous assistons à l’apparition d’un phénomène nouveau, inquiétant, terrifiant : certains préfèrent cette mort atroce par le feu à une existence comme un numéro anonyme, avec même pas la possibilité de se procurer un logement mouroir.

Les Marocains méritent ce qu’il y a de mieux dans leur pays ; ils méritent d’y vivre dignement, honorablement, la tête haute, mais cela s’est révélé impossible durant 60 ans. Combien donc devront-ils attendre encore avant que la Dignité vienne, enfin, un jour, peut-être, frapper à leur porte ?

Al Ayyam