Chaos* ?, par Sanaa Elaji

Chaos* ?, par Sanaa Elaji

Ali suspecte son voisin fonctionnaire d’être corrompu, et il va donc mobiliser une escouade de « copains du quartier » pour attaquer l’indélicat chez lui et le punir de tous ces pots-de-vin qu’il a pris des poches des citoyen(ne)s… Ledit voisin ira en prison, puis sera jugé en moins de 24 heures pour corruption, et Ali sera consacré héros national pour son acte… bien qu’il ait, en réalité, commis une action illégale. En effet, dans les nations qui respectent les lois, les institutions et les droits de l’Homme, un homme comme Ali doit aviser les autorités, lesquelles ouvriraient alors une enquête pour corruption, et non pas se faire justice lui-même.

Khalid pense que sa femme le trompe et il lui lacère le visage avec une lame de rasoir… l’épouse va en prison pour acte d’adultère alors que son mari conserve sa liberté et, pire encore, il est considéré comme une victime… la victime d’une femme de petite vertu, trompeuse.

Driss estime que la fortune amassée par son oncle est le fruit de vols et d’escroqueries. Comment peut-on donc s’enrichir autant, pense-t-il ? Son entreprise doit très certainement n’être qu’une couverture de ses rapines ou, plus grave, d’un trafic de stupéfiants auquel il se livrerait. driss va donc tuer l’oncle… et il ne sera condamné qu’à trois mois de prison. Avec sursis.

Il semblerait que c’est vers ce type de logique que nous sommes en train de nous orienter… un chaos généralisé dans lequel les citoyens appliquent ce qu’ils croient être la loi… Et, au lieu de poursuivre les agresseurs, on accable les victimes. Les choses, souvenons-nous, n’ont pas commencé à Beni Mellal…

Voici quelques années, plusieurs habitants d’un village du Moyen-Atlas avaient décidé d’interdire l’entrée de leur bourgade à toute voiture étrangère, intruse… ils pensaient que les visiteurs ne venaient chez eux que pour faire emplette de chair fraîche. Alors, prenant une posture de défense de la « vertu » de leur ville, ils ont décidé de monter des milices de « prescription du bien et de proscription du mal ». Mais supposons, supposons seulement, que tous les visiteurs ne partaient effectivement à cet endroit que pour y trouver des femmes (une hypothèse qui ne serait au demeurant pas logique du tout), l’interdiction de cela est-il le rôle des citoyens ou plutôt celui des pouvoirs publics qui doivent faire respecter la loi ?

En 2011, une jeune femme avait été molestée dans un souk à Salé car ses vêtements avaient été jugés indécents, plus qu’il n’était permis… mais aucun des agresseurs n’avait été poursuivi alors.

L’année dernière, deux jeunes femmes avaient été quasiment lynchées à Inezgane au motif que leurs robes étaient plus courtes que « nature ». Mais au lieu que la justice ne sévisse contre la foule et ses meneurs, ce sont les deux filles qui avaient été poursuivies, avant qu’elles ne soient finalement relâchées, et on peut raisonnablement penser que cette fin heureuse n’avait été due que grâce et à la suite de la levée de boucliers de la société et de la mobilisation des médias et des réseaux sociaux, ici et ailleurs…

A la même période toujours, en ce début d’été 2015, un jeune homme avait été sauvagement agressé à Fès, en pleine rue, pour son homosexualité supposée.

Et voici une semaine, le domicile d’une femme a été violé par des voisins, qui la suspectaient de « sorcellerie ». La dame a été battue et son mobilier détruit.

Puis, dernièrement, nous avons tous vu comment deux jeunes hommes


ont été sauvagement agressés dans leur appartement à Beni Mellal… leurs attaquants les accusaient d’homosexualité. Résultat ? L’une des deux victimes a été condamnée à 4 mois de prison et l’autre attend son jugement **.

Toute personne sensée, ayant foi en la loi et dans les institutions, aurait le plus grand mal à comprendre et à admettre les poursuites judiciaires enclenchées contre les deux hommes de Beni Mellal. Il ne s’agit pas tant de défendre l’homosexualité que le droit de tout un chacun à la sécurité et à la protection, où qu’il se trouve, surtout chez lui. Comment donc une personne peut-elle être agressée dans son domicile, puis par la suite être pénalement poursuivie ? Les actions judiciaires n’ont-elles pas des conditions qui doivent être respectées par ceux-là mêmes qui les enclenchent ?

Aujourd’hui, nous posons la question : quelles conséquences attendre de tels actes ? Beaucoup, malheureusement, la principale et la plus dangereuse étant le recul des principes juridiques au profit de la violence et du chaos. Les agresseurs des supposés homosexuels de Beni Mellal sont devenus des héros aux yeux d’un grand nombre de personnes, des héros qui luttent contre la perversion, le relâchement des mœurs et les « déviances ». De cette manière et dans cette logique, tout un chacun pourra désormais appliquer la loi selon sa conception et à sa façon.

Quand les pouvoirs publics ne sévissent pas avec la fermeté requise contre ces agissements, on pourrait prévoir leur répétition à l’avenir. Quand le glaive de la justice s’abat sur les victimes à Inezgane et à Beni Mellal, entre autre villes, cela signifie en creux une acceptation de tels actes criminels au regard de la loi, de la société et même de l’humanité.

Mais qu’attendre d’autre d’un Etat où le chef du gouvernement et son ministre de la Justice incitent à de tels comportements ?

En effet, lors d’une rencontre publique, le ministre de la Justice Mustapha Ramid n’avait-il pas lancé à son auditoire « allez donc manger dans la rue pendant ramadan et vous verrez ce qui se passera ! ». N’est-ce pas là, à travers cette envolée, une légitimation d’actes criminels perpétrés par des gens ayant décidé d’appliquer la loi, eux-mêmes, selon leur humeur ?

Le même ministre, soutenu par son chef du gouvernement dans son affrontement avec le SG du CNDH Mohamed Sebbar, n’avait-il pas exprimé cette étrange idée que le Marocain, le vrai à ses yeux, montre son « le sens de l’honneur » quand il s’attaque avec violence à sa femme, au risque de la tuer, s’il la soupçonne d’adultère ? Ramid défendait alors son projet de Code pénal, un texte qui tord le cou à tous les principes de droits humains, et même les principes humains tout court.

Ne serait-il pas indiqué pour un chef du gouvernement et son ministre de la Justice d’exhorter tout le monde à respecter la loi et les institutions ? Ne serait-il pas recommandé qu’ils appellent à la dénonciation d’actes illégaux par les gens qui assisteraient à de tels actes… au lieu de « se faire justice » eux-mêmes !... et si tant est que l’on considère que les choses dont ils ont parlé sont un droit…

Seigneur, protégez-nous de nos amis (ou de nos dirigeants), quant au reste, nous nous en chargerons…

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*Le titre est une reprise du nom du film réalisé par Youssef Chahine et Khalid Youssef.

**Cette chronique a été rédigée avant que la justice ne libère les deux victimes, condamnées tout de même à de la prison avec sursis pour « déviance sexuelle » et « acte contre nature », et qu’elle ne condamne les agresseurs à des peines de prison ferme.