Cette réputation qu’el Khalfi nous a faite…, par Sanaa Elaji
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- 10 février 2016 --
- Opinions
Cher Mustapha el Khalfi,
Croyez-moi, j’aurais vraiment voulu ne pas être obligée de m’adresser encore une fois à vous, pour ne pas vous déranger dans vos éminentes fonctions de défense et de protection de l’identité des Marocains contre le cinéma, les magazines scientifiques et les publicités pour jeux de hasard (remarquez que je dis bien les publicités de jeux, et non les jeux en eux-mêmes)… Je sais fort bien que vous êtes occupé et même préoccupé par votre tâche consistant à veiller sur nous mais, encore une fois, une fois encore, je me trouve contrainte de m’adresser à vous de cette façon directe…
La semaine dernière, donc, j’ai regardé le passage de Loubna Abidar sur « le petit journal » de la chaîne Canal+. J’ignore si vos très prenantes fonctions vous ont permis à votre tour de suivre ce programme et, si tel est le cas, je ne sais pas quel en a été votre jugement. Et donc, nonobstant ce que nous avons pensé de ce film (« Much Loved »), dans un sens ou dans l’autre, et si nous nous en tenons strictement, et objectivement, au passage de l’actrice dans ce programme télé, que pourrions-nous dire et quelle conclusion pourrions-nous en tirer ?
1/ Au Maroc, un film traitant de la prostitution a été interdit ;
2/ Au Maroc, une actrice campant le rôle d’une professionnelle du sexe a été physiquement agressée ;
3/ Au Maroc, de très nombreuses personnes ont cru qu’une comédienne ayant joué le rôle d’une professionnelle du sexe est elle-même une professionnelle du sexe ;
4/ Au Maroc, une actrice ayant tenu ce rôle vit dans une terreur permanente qui l’a contrainte à demander l’asile politique (et même si nous considérons que tout cela est monté de toutes pièces, l’opinion du téléspectateur n’en changera pas pour autant) ;
5/ Au Maroc, quand une actrice joue le rôle d’une professionnelle du sexe, ce sont sa mère et sa fille qui en paient le prix sur le plan de leur réputation ;
6/ Au Maroc, un réalisateur et une actrice sont menacés de mort pour avoir traité d’une thématique qui a dérangé le public ;
7/ Au Maroc, la pratique de la prostitution et les pratiques pédophilies ne dérangent pas autant qu’un film sur ces deux problématiques ;
8/ Au Maroc, enfin, on peut adresser des menaces de mort à ce même réalisateur et à cette même actrice, sur les réseaux sociaux mais aussi de la part d’un « humoriste » et d’un « chanteur populaire », sans que l’un ni l’autre ne soient poursuivis en justice pour cela… mais le réalisateur et l’actrice, si !
Je me contenterai de ces 8 points « seulement » pour exprimer mon désarroi… et pour prendre la mesure, M. le Ministre, de votre « sauvetage » de la réputation de ce pays à travers votre décision d’interdiction. Merci beaucoup, Mustapha el Khalfi… car ce film, qui ne devait rester en salles ici et ailleurs que quelques semaines, touta u plus, est aujourd’hui sur toutes les lèvres et dans tous les esprits… non pas en raison de sa qualité artistique ou cinématographique, mais bel et bien pour avoir été interdit, pour être à l’origine de procès judiciaires, pour les menaces qu’il a induites et la violence qu’il a créée.
Et du fait que, grâce en soit rendue à Dieu, vous ne disposez pas du
pouvoir de l’interdire à l’étranger aussi, il se trouve que ceux auprès desquels vous protégez notre réputation peuvent le visionner un peu partout… sauf si, bien évidemment, vous pensiez en prenant votre décision aux gens du Golfe qui, eux, n’ont pas besoin de votre interdiction, et encore moins de votre accord ! Ceux qui vont voir ce film en Europe le feront en ayant à l’esprit la censure, la violence, les menaces de mort et la confusion faite ici, chez nous, entre fiction et réalité… et là, oui, oui, oui… vous avez sauvé la réputation de ce Maroc…
- le Très Honorable Ministre de la Communication,
Pourrez-vous un jour comprendre que par votre décision d’interdiction – par ailleurs illégale car le réalisateur n’a jamais demandé de visa d’exploitation –, vous avez présenté la meilleure et plus belle promotion de ce film et vous avez aussi très fortement nui à l’image de notre pays à travers le monde ? Splendide… magnifique… je m’incline devant tant de maestria et de génie, cher Monsieur… Je revois Loubna Abidar dans « le petit journal » et je me prends de pitié pour ce pays dont les responsables savent si mal prendre la mesure des conséquences de leurs décisions « historiques ». Et je repense encore une fois, toujours, à cette « réputation » si chère à vos yeux. Puis je me dis, en mon for intérieur : « Seigneur, je ne vous demande pas de rendre justice, mais d’être clément dans votre jugement »…
Merci donc, une fois de plus, Mustapha el Khalfi, pour cette somptueuse publicité que vous avez faite à ce pays en prétendant protéger son image. Même Nabil Ayouch, avec toute sa maîtrise des techniques de marketing, n’aurait pu trouver meilleur vendeur de son film que vous… et gracieusement, à l’œil, gratos… pour pas un kopeck… Le gouvernement au service de l’art et de la promotion de l’art !...et gratuitement… dans les deux sens du terme.
Vous savez, M. le Ministre, je vais vous le dire en toute simplicité et en toute sincérité… mais aussi le plus colériquement qu’il se peut : Personne n’a nui à notre image comme vous l’avez fait, vous, et je forme le vœu que vous l’ayez compris… l’aveu est une vertu, une rédemption, même… La faute ayant été commise, et les ravages ayant fait leur œuvre, il serait bien que, au moins, vous preniez la mesure de ce que nous ont coûté votre empressement et votre entêtement.
Je terminerai par une observation annexe… AU Maroc, on se pâme d’entendre une Française parler un arabe décousu et laborieux, et on est pris d’admiration pour une Italienne ou une Espagnole baragouinant quelques mots de français… mais au Maroc, on ne pardonne pas à un(e) Marocain(e) de ne pas parler la langue de Molière comme Baudelaire, à la perfection… comme si cela était un crime. Le français d’Abidar est faible et de mauvaise facture et cela devient un crime dans un pays où de très nombreuses personnes (jusques-y compris le chef du gouvernement) refusent la décision du ministre de l’Education nationale portant sur l’apprentissage de certaines matières scientifiques en français, « de peur de perdre notre identité ». N’essayez même pas de comprendre… nous sommes tous à l’image de notre gouvernement, un pas en avant, deux en arrière, et quelques-uns de travers… avec toutes les sorties de route que cela implique !
Al Ahdath al Maghribiya