Saâd Taoujni : « il faudra attendre plusieurs années avant la généralisation effective de la couverture sanitaire »

Saâd Taoujni : « il faudra attendre plusieurs années avant la généralisation effective de la couverture sanitaire »

En plein débat social et politique sur les réformes sociales et les nouvelles politiques  des régimes de prévoyance sociale, on notera qu’il manque dans ces discussions et ces échanges des avis de professionnels ayant pris le temps de méditer sur ces questions . Il devient nécessaire aujourd’hui de disposer de l’opinion d’experts qui apportent leur vérité et, surtout leur connaissance sur les questions des systèmes de santé. Il ne semble pas que le gouvernement, conspué de toutes parts, ait pris le temps de demander leur avis à ces experts.

L’un d’eux, Saâd Taoujni, consultant en stratégie et management de la santé et de la protection sociale, a accepté de répondre à nos questions. Titulaire d’un DEA de la faculté de droit de l’Université René Descartes, Paris V, il est juriste spécialisé en Droit Public, de la Santé et de la sécurité sociale. Après 30 années d’expérience à la CNSS, il est aujourd’hui consultant au Maroc et en Afrique pour les questions sociales, et il est également l’auteur de plusieurs études juridiques économiques et institutionnelles des systèmes de santé  en Afrique.

Vous avez déclaré récemment que « malgré les nombreuses réformes annoncées (AMO, RAMED, etc.) et une croissance économique relativement stable ces deux dernières décennies, le nombre de personnes couvertes par l’Assurance Maladie Obligatoire (AMO) demeure insuffisant : le quart seulement de la population marocaine. Les estimations les plus optimistes ne dépassent guère les 30% ». Force est de constater qu’il y a des  contradictions importantes entre les différents chiffres publiés par les organismes  gestionnaires de l’AMO,  les ministères de tutelle et  les organisations internationales.   Quel est le  taux  réel de couverture sanitaire au Maroc?

Effectivement, il est difficile de se retrouver dans ce foisonnement de chiffres. A ce jour, le taux de couverture est très insuffisant.  Il s’agit d’une réalité que tous les marocains constatent et vivent au quotidien.

Les chiffres parus dans la presse annonçant pour bientôt  un taux de couverture sanitaire de 95% (communiqué du Ministère de la Santé du 7 janvier 2016),  sont le résultat d’une projection effectuée après l’adoption du projet de Loi 98.15 instituant  l’AMO pour les travailleurs indépendants  ou non salariés.

Ce projet de Loi-cadre   a  simplement été approuvé  par le Conseil de Gouvernement. Mais il ne l’est pas encore par le Conseil des Ministres présidé par le Roi. Il  faut aussi  qu’il soit débattu et adopté par les deux chambres du Parlement marocain et enfin publié au Bulletin Officiel pour finir son parcours législatif.

Le temps nécessaire à l’élaboration des  textes réglementaires d’application est à estimer avec encore  plus de précision du fait de la variété des catégories de travailleurs non salariés, de la diversité des sources de revenus, et surtout de la détermination des organisations les plus représentatives, syndicats, ordres, chambres, associations, etc. habilités à signer les accords avec l’Etat,  à déterminer les cotisations forfaitaires,  à recenser tous les travailleurs non salariés  de la profession, à les obliger tous à s’inscrire. Son autorité doit être incontestable.

Cette difficulté transparait clairement dès que nous commençons à énumérer les différentes catégories de  professionnels  et de  travailleurs non salariés visés par le projet de Loi.

-              Les professions libérales de santé  (médecins, chirurgiens dentistes, pharmaciens, psychologues, vétérinaires, etc.)

-              Les professions libérales juridiques et techniques (avocats, architectes, notaires, experts comptables, ingénieurs, experts et consultants libéraux, etc.) 

-              Les  commerçants, les artisans, les agriculteurs, les petits patrons de l’industrie, de la construction, des transports, etc.

-              Les patrons des  PME, des micro-entreprises,  des  coopératives, les  auto-entrepreneurs, les personnes exerçant pour leur propre compte des activités génératrices de revenus, etc.

-              Les travailleurs indépendants comme les plombiers, électriciens, maçons, coiffeurs, épiciers,  chauffeurs de taxi, les tenanciers de café et de snacks, etc.

Selon Boutaina Falsy, consultante en politiques sociales et experte en protection sociale,

« Le cas du Maroc est un cas atypique concernant l’extension de la couverture sociale ….. Dans notre pays la population active occupée est majoritairement indépendante (55%). » D’autres l’estiment  aux deux tiers.  Et  les travailleurs  non-salariés,  avec  50 à 60 heures par semaine, travaillent  souvent plus que de nombreux salariés.

Il semble que la solution retenue par le Gouvernement  soit  de commencer par les professions libérales ayant des organisations professionnelles dont la représentativité n’est pas contestée : Ordre des Médecins, des Avocats, des Architectes, etc.

Ceci étant, cette  réforme est à saluer tout de même sachant qu’elle ne concernera  au début qu’un nombre limité de nouveaux assurés (de 200 à 300.000),  comme cela a été le cas pour les étudiants.  Il s’agit d’un début, mais il faut  que les textes d’application soient publiés rapidement.

Pour les autres catégories de travailleurs non salariés,  qui se comptent en millions, il faudra attendre un  certain nombre d’années avant d’atteindre la généralisation de la couverture sanitaire.

A titre d’exemple, « sur les 200.000 magasins commerciaux recensés par les pouvoirs publics, on dénombre près de 80.000 épiceries de quartier ». Quelle association pourra les représenter tous ? Rien que pour les transporteurs, il y a plusieurs dizaines de  syndicats,  fédérations ou associations professionnelles, etc.

Il est important d’expliquer aux citoyens que cette réforme prendra beaucoup de temps. Il ne faut pas donner  de faux espoirs. Les travailleurs indépendants ne seront pas tous et rapidement couverts. Nous sommes plus devant une évolution que dans une révolution.

Par ailleurs, les quelques informations recueillies autour de ce projet,  ne sont pas non plus rassurantes puisqu’il est question d’une étanchéité entre les différentes branches de l’AMO géré par la CNSS : les salariés et les non salariés. Il n’y aura  donc pas de solidarité entre les assurés d’une même institution.

Comme il n’est pas encore question de  solidarité entre tous les bénéficiaires de l’AMO, puisque il y a une   séparation nette entre les différents organismes gestionnaires (CNSS, CNOPS, mutuelles, casses internes, assurances privées). Le Maroc n’aura pas encore sa Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAM), comme c’est le cas chez tous  ses voisins.

Pourtant, le secteur public  va connaitre bientôt des difficultés financières du fait des mises  à la retraite,  des départs volontaires,  de la réduction de l’emploi public et des taux de remboursement plus favorables que ceux de la CNSS (90% contre 70% en cas d’hospitalisation). Le taux de couverture des passifs par les actifs du secteur public s’est détérioré,  entre 2009 et 2013, en passant de 3 à 2,5, ce qui  confirme mes propos. Le secteur public sera confronté à d’autres problèmes que ceux des retraites. Va-t-il falloir augmenter aussi les taux de cotisations des fonctionnaires pour financer les déficits prévisibles?

Il est légitime de se demander pourquoi les pouvoirs publics n’arrivent  pas à réaliser cette réforme, et ce d’autant plus que les adhérents de toutes les mutuelles du Maroc, hors CNOPS, ne sont actuellement que  101.711 ?

La solution consistant en une fusion  à moyen terme des  attributions des tous  les organismes chargés de l’AMO de base (CNOPS, CNSS, assurances privées, mutuelles et  des caisses internes)  dans un seul établissement public va s’imposer logiquement et inéluctablement. Alors, autant commencer dés à présent les études économiques,  juridiques et actuarielles nécessaires à l’élaboration des textes adaptés  à cette évolution  et commencer aussi  à uniformiser le panier des soins, les taux de cotisation et  de remboursement en créant un peu plus d’égalité entre les différentes catégories.

Nous n’avons pas besoin d’autant d’organismes gestionnaires.  L’article 114 du code de l’AMO,  relatif au basculement des assurés des régimes  facultatifs gérés les  compagnies d'assurances, les mutuelles, ou les  caisses Internes  vers le  régime de l'assurance maladie obligatoire de base géré par la CNSS ou par la CNOPS,  devrait être appliqué rapidement,  tout en trouvant des solutions ou des produits de  substitution,  en plus de l’assurance


maladie complémentaire,  pour compenser les pertes éventuelles des compagnies d’assurances et des mutuelles.  Il faut tenir  compte des intérêts de tous.

S’il est communément admis par tous les experts qu’il faut faire évoluer le système en observant une certaine  prudence et progressivité, le système marocain  est trop attentiste, frileux. Il  frôle l’immobilisme.

Le Maroc est le dernier pays de la Méditerranée à  faire bénéficier ses travailleurs non salariés  de la Protection Sociale: Algérie 1974, la Tunisie 1981, l’Egypte, etc. Reste à savoir  pourquoi nous le faisons aussi tardivement ?

Il y a trop d’intérêts. Il y a trop de lobbying. Il n’y a pas de technicité ni de  vision chez les politiques. Il y a trop de lenteur.

Et le RAMED ?

Afin d’améliorer le  taux de couverture sanitaire,  le Ministère inclut  automatiquement le RAMED pour atteindre des taux astronomiques.  Or si  le RAMED a atteint ses objectifs en termes de recensement et de distribution des cartes (113%, le nombre de bénéficiaires a dépassé la population cible), il est loin d’offrir à ses bénéficiaires  des soins  de base suffisants. Il y a de très fortes inégalités entre les bénéficiaires des deux régimes : AMO  et RAMED. Pour les bénéficiaires du RAMED    la carte  a simplement remplacé le certificat d’indigence, pas les délais de rendez-vous, pas la qualité des soins.

Le Ministre de la Santé ne cesse lui-même de dénoncer la faiblesse des moyens humains et matériels mis à sa disposition. Voir à ce sujet la « Stratégie Sectorielle Santé  pour la période 2012-2016 ».

L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) situe le Maroc parmi les 57 pays du Monde souffrant d’une pénurie aigue en personnel soignant, aggravée par la  mauvaise répartition  des effectifs sur le territoire national. Concernant les équipements lourds, la plupart des établissements hospitaliers nécessitent le renforcement et/ou le renouvellement de leur plateau technique selon le Ministre de la Santé.  Les médicaments et le consommable médical sont souvent achetés par les familles dans les pharmacies privées.

Quel est alors  le  taux réel de couverture  des travailleurs salariés ?

Selon  l’ANAM,  même parmi  les travailleurs salariés actifs  couverts par l’AMO du secteur privé géré par la CNSS, 17% des assurés  ont souvent des droits fermés, soit parce que les employeurs ne paient pas les cotisations, soit que les assurés ne remplissent pas la condition de 54 jours déclarés et payés depuis six mois.

A cela il faut ajouter près de 600 000 actifs qui échappent toujours à la couverture sociale de la CNSS selon les estimations de l’ANAM.

Ensuite, parmi les travailleurs salariés, la Loi marocaine  ne reconnait toujours pas le droit du personnel de maison de bénéficier de  la protection sociale : femmes de ménage, gardiens, jardiniers, chauffeurs, etc. Ce texte, comme celui des indépendants,  est annoncé depuis l’indépendance par tous les gouvernements marocains. Cette catégorie de la population ayant durement travaillé, bascule dans la précarité voire  dans l’indigence, dès qu’il y a une maladie invalidante ou vieillissement. 

Il est possible de prévoir dans un premier temps de mettre en place au moins  un régime facultatif parce que de nombreuses familles  souhaitent déclarer le personnel de maison à la CNSS, et payer les cotisations correspondantes. Le Code du travail de pays moins développés  économiquement que le Maroc,  le permet.

Les assurés ne cessent de se plaindre de  difficultés dans leurs relations avec les organismes d’assurance maladie  et  avec certains  producteurs de soins. Qu’en est-il ? 

Les parts à payer par les patients couverts  par l’AMO  sont encore très élevées. En effet « Si la tarification de référence est respectée dans le secteur public, on ne peut pas en dire autant pour le secteur libéral. Actuellement, les médecins et les cliniques, dans leur grande majorité ne respectent pas les tarifs. .. On constate que l’assuré contribue à hauteur de 50% aux frais de soins de santé en plus de sa contribution à l’AMO »  reconnait  le Directeur Général de l’ANAM.

Les assurés se plaignent également de certaines cliniques qui refusent de demander les prises en charge  à  la CNSS ou à la CNOPS et exigent le paiement de la totalité de la facture. A charge pour le patient de se faire rembourser  auprès de son organisme.

 Les délais de remboursement ou de paiement des dossiers les plus coûteux sont plus longs

Les chèques de garantie, parfois signés à blanc, sont souvent réclamés aux patients. Quand la  prise en charge est rejetée par  des motifs justifiés ou non, le salarié  à faibles revenus, se retrouve  avec des menaces de présentation du chèque à  sa banque, puis incident de paiement, etc.

De leur côté, les assurances privées ont souvent recours  à des  exclusions comme les maladies antérieures à l’adhésion et à des plafonds de remboursement souvent  très faibles pour les petits salaires. Ces plafonds sont rapidement atteints en cas de soins prolongés ou coûteux, en réanimation par exemple. Parfois, le reliquat est important et il est supporté totalement par le salarié.

Par ailleurs, étant donné que le tiers payant ne concerne le plus souvent que les hospitalisations,  et vu la faiblesse du pouvoir d’achat de la plupart des salariés, ils ne peuvent pas toujours se permettre des soins externes dont l’ordonnance moyenne  varie entre 400 et 800 DH, quand il n’y a pas des actes d’explorations coûteux (Scanner, IRM, etc.).  Ils se privent souvent de soins préventifs.

Il faut également penser à ceux qui ne bénéficient ni  du RAMED ni de l’AMO et qui paient de leur poche la totalité des frais.  Les dépenses directes de santé des ménages dépassent 53% des dépenses totales du Maroc et ce sont les démunis qui sont le plus affectés.

Dans le monde rural, ces inégalités  sont encore plus exacerbées et atteignent des niveaux affligeants. 98% des femmes rurales n’ont aucune protection sociale.

La couverture sanitaire de base doit être universelle et créer plus d’égalité entre les citoyens. Notre classe politique, nos partenaires sociaux  et nos gestionnaires devraient être plus audacieux tout en maintenant la vigilance de rigueur. Ils n’ont qu’à s‘inspirer de nos voisins. Ils éviteraient  au Maroc bien des tensions et des conflits sociaux et  améliorer son classement dans  les différents indicateurs sanitaires et sociaux publiés par les organisations  internationales publiques ou privées et dont le plus connu est celui de l’Indice du Développement Humain  où le Maroc émarge depuis plusieurs années autour de la 130ème place.

En conclusion ?

Il faut que le Maroc adopte de toute urgence  un plan stratégique  pour le secteur social  à l’instar de ce qu’il  a  fait pour le tourisme, l’agriculture, l’industrie, la pêche, etc. 

Ce « Plan Maroc Social 2030 » (pourquoi pas 2040, s’il le faut) doit jeter les fondements d’une nouvelle vision  en se basant  d’abord  sur les réalisations et les progrès enregistrés dans ce domaine, en recensant ensuite les incohérences introduites par les textes d’application qui ont généré parfois des inégalités comme celles des différences entre les taux de cotisation, de remboursement et des paniers de soins entre la CNSS et la CNOPS, et en trouvant enfin  des solutions à des dispositions qui n’ont pas été appliquées comme celle interdisant le cumul entre les fonctions d’assureur et de  producteur de soins, etc.

L’architecture institutionnelle doit être repensée aussi, un seul régime d’AMO  de base séparé du régime des retraites. La tutelle confiée à une seule autorité. Redonner plus de pouvoirs au Conseil d’administration où siègeraient des personnes qualifiées. Rendre plus efficient le contrôle financier de l’Etat et non pas un frein comme c’est souvent le cas actuellement. Confier la gestion à des directoires. Recentrer l’activité des caisses sur leur cœur de métier. Maitriser les surconsommations et sur prescriptions d’actes et de produits.  Utiliser de manière plus efficiente, les 55 ou 60 milliards de DH  dépensés annuellement dans la santé au Maroc, etc.

Propos recueillis par Aziz Boucetta