Interdisez, de grâce, les fatwas d’interdiction !, par Sanaa Elaji
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- 06 janvier 2016 --
- Opinions
Une amie chère m’a récemment fait part d’une expérience qu’elle a vécue personnellement, qui pourrait paraître anodine et passagère mais qui mériterait que l’on s’y arrête quelques instants car elle reflète des mutations de la société que certains voudraient occulter... car aussi il ne s’agit pas d’un fait banal, et car enfin ce genre de faits est appelé à se répéter, bien malheureusement...
Le père de mon amie a pris l’habitude d’organiser à son domicile une cérémonie que l’on appelle chez nous « sadaka », une réception organisée sur invitation d’une personne – le père de mon amie en l’occurrence – et qui réunit des amis proches ou lointains et des parents. Les convives psalmodient le Coran de cette belle manière bien de chez nous, puis dînent, discutent et devisent de choses et d’autres (généralement religieuses), puis tout le monde s’en va.
Or, depuis quelques années, la famille de mon amie a constaté que la « sadaka » organisée par le père réunit de moins en moins de personnes. Cette année, elles n’étaient plus qu’une dizaine. La raison ? Une pensée s’est répandue dans un nombre croissant d’esprits que la lecture collective du Coran est une « bidâa » (ou innovation blâmable) que le Prophète se retenait de faire... Et voilà que, en toute simplicité, la lecture du Coran est devenue une chose blâmable. Remarquons bien qu’on ne parle guère ici d’une « soirée » ou d’un « dîner ». Nous parlons bel et bien d’une « sadaka », une réunion où l’on récite le Coran, où l’on débat de religion, où l’on partage le couvert et où l’on se retrouve entre amis et parents.
Il convient, ici, de marquer une pause et de réfléchir sérieusement... Cette pratique que l’on pourrait qualifier de conditionnement des esprits et à laquelle sont exposées de plus en plus de personnes augure de choses plus graves auxquelles nous devrions prendre garde et que nous devrions prendre et traiter avec sérieux.
A supposer même que le Prophète n’ait jamais procédé à une telle lecture du Coran, quel mal y a-t-il, finalement, à cela ? Pourquoi est-ce désormais considéré comme une « bidâa » ? Quel mal, quelle forfaiture, commettent donc ces personnes qui se réunissent pour déclamer des versets du Coran et se réunir dans une ambiance de piété ? Pourquoi condamner une telle pratique qui ne représente aucun mal pour l’islam, pour les musulmans et même pour l’humanité ?
Voici quelques jours, à l’occasion de la coïncidence des commémorations des naissances des deux Prophètes Mohamed et Jésus (paix soit sur eux), plusieurs appels se sont fait entendre, interdisant, prohibant, condamnant cette pratique de célébrer le jour de naissance du Prophète au motif que c’est, là aussi, une « bidâa », et pourfendant également le fait de souhaiter d’heureuses et joyeuses fêtes à d’autres personnes que des coreligionnaires. Certes, il est difficile d’avoir l’assurance des dates de naissances des Prophètes, mais quel mal y a-t-il à célébrer deux fêtes (coïncidant ou non) qui ont leur symbolique chez les musulmans et chez les chrétiens ? Ne devrait-on pas penser au contraire que toute occasion d’exprimer son bonheur, collectivement, et de le fêter, en groupe, est bienvenue ? Une fois encore, une fois de plus, et à supposer toujours que ni le Prophète ni ses successeurs n’aient fêté cet anniversaire, en quoi cela est-il mal de le faire à notre époque ?
On constate donc,
plus généralement, que de plus en plus de faits deviennent l’objet de fatwas les interdisant... des événements aussi nombreux qui ne constituent aucune offense pour quiconque, et encore moins pour la religion, des événements qui sont de plus des occasions de méditer sur la religion, de se retrouver entre croyants, de réciter le Coran et de prier pour le Prophète... Mais il y a de plus en plus de cheikhs adeptes des fatwas qui viennent nous interdire de simples, de très ordinaires moments de joie et de bonheur... Ils nous empêchent de nous livrer à des rituels religieux fort anodins pour les remplacer – et nous imposer – une piété d’un genre nouveau, prohibant la joie et se fondant sur la grisaille et la tristesse.
Il y a quelques jours, nous avons fêté l’avènement de la nouvelle année, et certains nous ont encore dit, à cette occasion, de nous abstenir de le faire car il s’agit d’une fête chrétienne, ou païenne. Ces gens, bien évidemment, font montre d’une grande ignorance en confondant le jour de la Nativité (de Jésus) et celui du Nouvel An. Ils oublient, ou feignent d’oublier, que nous célébrons la fin d’une année et le début d’une autre, selon un calendrier qui rythme nos existences. Ils omettent, ou feignent d’omettre, que nous ne cherchons que des moments de joie pour fêter, célébrer, et passer des instants de bonheur... Que nous nous réjouissons de ce moment et de ce Nouvel An car nous vivons suivant son calendrier, au quotidien... que, en dehors du ramadan, nous ne vivons pas en fonction du calendrier de l’Hégire... que nous organisons nos vies, nos rendez-vous, nos grands et petits moments de la vie selon le calendrier grégorien. Oui, tout à fait, c’est ainsi que nous vivons, tous...
Nous, Marocains, célébrons et nous réjouissons pour le Nouvel An grégorien, le Nouvel An hégirien, le Mawlid du Prophète, la fête de Noël, la fête de l’Amour, l’Aïd es-Seghir... laissez-nous donc vivre heureux, laissez-nous rire et festoyer, laissez-nous nous aimer en êtres humains, loin, très loin, de vos lugubres et pathologiques fatwas !
Prenons garde... ces fatwas nous envahissent petit à petit, lentement mais sûrement... Demain, après-demain, un jour viendra où l’on interdira le couscous au prétexte que le Prophète n’en avait jamais mangé... où la jellaba sera prohibée car elle n’était pas le vêtement du Prophète ou de son épouse... où la harira sera condamnée pendant le ramadan car le Prophète ne rompait pas son jeûne avec cet aliment... et ce n’est absolument pas là une plaisanterie ! Qui, en effet, aurait pu imaginer voici quelques années encore que la lecture collective du Coran serait un jour interdite aux termes d’une fatwa ? Qui d’entre nous aurait pu penser que des pratiques religieuses anodines pourraient faire un jour l’objet de fatwas qui changent insidieusement et sournoisement notre société et nos pratiques spirituelles ? Qui aurait cru qu’un jour d’honorables sexagénaires marocaines, depuis des années vêtues de jellabas, avec des foulards sur la tête, seraient fortement et virilement exhortées à porter un tissu ample sur leurs épaules pour éviter d’exhiber leurs corps ??!!
Prenons garde, éveillons nos consciences, soyons aux aguets... avant qu’un jour prochain, ces gens ne nous interdisent la joie, ne gomment le sourire de nos visages et ne nous empêchent de nous aimer les uns les autres !
Al Ahdath al Maghribiya