Les vérités de Béji Caïd Essebsi sur le Maroc, l’Algérie et le Maghreb
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- 31 décembre 2015 --
- Opinions
« Habib Bourguiba, le bon grain et l’ivraie » est ce livre rédigé par Béji Caïd Essebsi en 2009, quand il pensait être définitivement retiré de la vie politique de son pays, avant donc qu’il ne dirige le gouvernement de transition de l’immédiat après-Ben Ali et qu’il n’accède à la fonction suprême en 2014. L’ancien ministre des Affaires étrangères de Bourguiba raconte ses souvenirs sur, entre autres, le Maghreb et la très forte animosité algérienne contre le Maroc et aussi contre une Tunisie soucieuse de son indépendance et d’équilibres régionaux..
Notre éminent confrère Naceureddine Elafrite, directeur de Medias24 et fin connaisseur de la politique tunisienne (en plus de la marocaine), puisqu’il est lui-même tunisien, nous donne les clés de lecture de ce livre, véritable témoignage sur les conflits qui parcourent le Maghreb, qui fissurent l’Algérie en interne et fracturent la construction, enfin, du Grand Maghreb.
Il en ressort que l’Algérie a toujours été dominatrice et hégémonique, que la Tunisie a toujours cru en la nécessité d’un Maroc fort, seul gage de son indépendance à elle, et que la construction du grand Maghreb n’est vraiment pas pour demain, du moins tant qu’Alger fonctionnera selon une logique tiers-mondiste des années 60.
L’origine, psycho-politique, de l’animosité algérienne pour le Maroc
« Le choc militaire d’octobre 1963 entre le Maroc et l’Algérie (la guerre des sables) a humilié les chefs militaires algériens qui ne l’oublient pas »... Ce point est fondamental et explique les 50 dernières années de relations tumultueuses entre Rabat et Alger. Mais il y a aussi autre chose, plus grave...
En effet, l’actuel président tunisien apporte une analyse – et on peut faire confiance en sa capacité à comprendre la politique algérienne – selon laquelle les dirigeants algériens estiment que leur pays « est investi d’une mission à l’égard du Maghreb, de l’Afrique et du monde arabe, une mission révolutionnaire extranationale où les peuples tiennent un rôle majeur par-dessus les Etats ». Or, pour les chefs d’Etat qu’étaient Hassan II et Habib Bourguiba, la notion de centralité et de prééminence de l’Etat était fondamentale et ils étaient convaincus que toute autre expression politique était périlleuse.
Première tentative avortée de rapprochement maghrébin
En 1982, Chadli Bendjedid est à la tête de l’Etat algérien depuis 3 ans, Habib Bourguiba est solidement ancré dans son pouvoir et Béji Caïd Essebsi dirige sa diplomatie. Le président tunisien entreprend alors une stratégie de construction du Maghreb, essentiellement en rapprochant Alger et Rabat. Il dépêche son ministre des AE en Algérie, où il rencontre Chadli Bendjedid ; ce dernier lui assure qu’ « (il) ne voudrait pas que l’histoire retienne de (lui) qu’(il) fut un obstacle pour la construction du Maghreb ».
Mais plus tard, Caïd Essebsi comprendra que le président algérien ne préside en fait pas autant qu’il pourrait le croire. Le président tunisien, vieux briscard de la politique maghrébine, le savait, mais pas son ministre. Bourguiba accordait donc tout le crédit possible à son homologue algérien mais se méfiait de son entourage. Il avait raison.
En effet, alors que les choses s’enclenchaient bien pour un Sommet maghrébin, le ministre des AE du Polisario, Brahim Hakim (actuellement haut-cadre de l’administration marocaine, NDLR) exige la présence de sa république au Sommet des 5 qui se préparait. Surpris, Béji Caïd Essebsi reçoit l’ambassadeur algérien à Tunis qui lui confirme que son pays prenait fait et cause pour le Polisario et faisait sienne son exigence.
Inutile de dire que pour Hassan II, l’affaire devient indiscutable, alors même qu’il avait applaudi à l’initiative initiale de Bourguiba. Béji Caïd Essebsi s’emporte alors contre le diplomate algérien : « La danse d’un pas et demi n’est pas notre style (...). Vous pouvez considérer que la réunion au sommet est annulée ». L’Histoire retiendra deux choses de la politique d’alors à Alger : le président était animé de meilleures intentions, mais il n’était pas le seul maître à bord...
Deuxième tentative avortée, suite au Sommet de Marrakech
Nous sommes en février 1989 et l’Union du Maghreb Arabe est lancée. Le chef de l’Etat algérien est à Fès, quelques jours avant le début de la réunion des 5 chefs d’Etat, et il
y fait la très belle déclaration suivante : « Nous avons perdu beaucoup de temps et il convient de mettre nos divergences réciproques – le Sahara – de côté pour nous consacrer à l’édification du rand Maghreb arabe sur des fondements solides ».
Mais Hassan II voulait baliser le chemin, en émettant deux conditions : 1/ la concentration de l’autorité entre les mains des chefs de l’Etat (Hassan II devait croire en la réelle bonne foi de Bendjedid) et, 2/, « les Etats s’engagent à ne tolérer sur leur territoire aucune activité ou mouvement pouvant porter atteinte à la sécurité ou à l’intégrité territoriale d’un Etat membre ». Exit, donc, le Polisario d’Algérie... « Quelque chose de grand est peut-être née ce jour-là ! », s’enthousiasme Béji Caïd Essebsi, un peut trop vite...
Las... les dirigeants algériens, en dehors de leur président, ne voulaient rien savoir, le Polisario campait toujours sur leur territoire et l’UMA avait vécu. Le chef de la diplomatie tunisienne estima alors que le coût du Non-Maghreb était d’une dizaine de milliards de dollars annuellement.
L’Algérie se venge de la Tunisie
Houari Boumédiène était tout à sa haine contre le Maroc et Hassan II, ainsi que l’avait décrite Jean Daniel le jour où il avait assisté au visionnage du discours de la marche verte en novembre 1975. Il avait donc essayé d’isoler le Maroc en proposant à Bourguiba une union de leurs deux pays, une fusion. Le président tunisien, porté par la (toujours en vigueur) doctrine tunisienne de ne jamais rester en tête-à-tête avec Alger, avait décliné la proposition. Rancunier, vindicatif, comploteur, Boumédiène rumina alors sa vengeance contre Tunis.
En décembre 1979, il meurt, mais ses projets contre Tunis vivent... en janvier 1980, Chadli Bendjedid n’est président que depuis un an quand un commando tunisien entraîné en Libye prend d’assaut la ville de Gafsa, au centre tunisien. Les forces de Bourguiba, aidées par le Maroc et la France, reprennent la ville des mains des assaillants, au prix de dizaines de morts et de centaines de blessés. Que s’était-il passé ? Béji Caïd Essebsi raconte...
En 1978, le Polisario s’en prend à la Mauritanie, le Maroc intervient et l’aviation française aussi. Les colonnes du Polisario sont détruites. Boumédiène est à Tunis pour obtenir la condamnation des raids français, mais il échoue. De retour à Alger, il fomente un « coup », une expédition punitive contre Tunis. C’est le président déchu libyen Mouammar Kadhafi qui révèlera plus tard que son homologue algérien l’avait appelé, étranglé par la rage (il en avait apparemment l’habitude...), et lui avait demandé son soutien pour monter une opération contre la Tunisie de Bourguiba et de son premier ministre Hedi Nouira : « Je t’envoie trois hommes de confiance, mets en face d’eux des gens de même niveau. Il faut faire trembler la Tunisie et tomber Nouira ; je m’occuperai de la partie politique », racontait Kadhafi à Jeune Afrique.
Alger ne recule donc devant rien pour imposer ses vues. Armer le Polisario contre le Maroc, sous-traiter des opérations de guerre contre l’armée marocaine, fomenter une attaque militaire contre la Tunisie...
Et depuis...
La Tunisie de Bourguiba et même de Ben Ali avait parfaitement compris que les dirigeants algériens étaient peu recommandables, obnubilés par leur haine à l’égard du Maroc et emportés par leur élan à vouloir l’isoler en faisant pression, militaire au besoin, contre la Tunisie.
Dans cette affaire des relations maghrébines, l’histoire ne se répète pas, elle se poursuit et se prolonge. Le pouvoir en Algérie est toujours aussi diffus, dispersé et incertain. La seule chose qui unit ses dirigeants est leur rancœur à l’égard de Rabat. Aujourd’hui, c’est toujours le cas et on n’a jamais moins su qui gouverne l’Algérie, surtout en ces temps troubles où le président Bouteflika est grabataire et où une lutte sourde pour le pouvoir et pour sa succession est ouverte.
Cela étant, la présence à la tête de la Tunisie d’un président aussi clairvoyant et expérimenté que Béji caïd Essebsi est un gage de sécurité pour le Maroc, les trois autres pays du Maghreb étant en butte, à des degrés divers, à des situations d’anarchie et de dilution des pouvoirs.