La loi n’est ni saisonnière ni temporaire, par Sanaa Elaji
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- 27 décembre 2015 --
- Opinions
« Quand on voit l’impunité dont jouissent les contrevenants, cela nous interpelle, nous autres qui observons les lois, et nous fait croire que nous avons été leurrés »… Je ne me souviens plus où j’ai vu ou lu cette affirmation, mais je trouve qu’elle décrit assez convenablement la réalité de ce que nous vivons aujourd’hui chez nous, quotidiennement, au Maroc…
Il est en effet très difficile pour un(e) citoyen(ne), quel(le) qu’il (elle) soit, de respecter les textes réglementaires et les lois, de porter haut les vertus de citoyenneté, alors qu’il (elle) vit dans un chaos global indescriptible que l’Etat dont il(elle) veut respecter les lois tolère si allégrement. Les exemples sont légion : évasion et fraude fiscales, contrebande, non-respect du code de la route…
Ainsi, dans une métropole comme Casablanca, pour ne citer qu’elle, le fait de stationner en double file, voire au 3ème rang, est devenu chose tout à fait ordinaire, les automobilistes abandonnant leurs véhicules n’importe où n’importe quand et n’importe comment pour s’en aller siroter un jus de fruit ou s’attabler à la terrasse d’un café. On se gare en deuxième, en troisième position, devant la porte d’un garage, et on attend sa commande, sans prendre la mesure de la gêne occasionnée aux autres usagers de la voie publique, et c’est cette même personne qui fulminera et pestera si elle se trouve victime d’un comportement pareil de la part d’un autre…
Or, les autorités publiques peuvent sévir et faire respecter la loi en agissant avec fermeté à l’égard des contrevenants et même des commerces qui favorisent cette anarchie. C’est de cette manière que les vendeurs refuseront de servir ceux qui ne respectent pas les lois. Ainsi se comportent les démocraties européennes, par exemple pour faire respecter l’interdiction de fumer dans les lieux publics : le fumeur en infraction paie une amende et le troquet qui lui a permis de griller une cigarette paie une amende encore plus importante. Résultat : les tenanciers de bars et de cafés agissent et sévissent eux-mêmes contre les contrevenants qui s‘oublient et allument une cigarette dans les endroits publics.
Réfléchissons un peu à ce qui pourrait nous apparaître comme un simple détail mais qui prépare à une crise future qui devrait nous interpeller, voire nous inquiéter : l’anarchie routière consistant à stationner en deuxième, voire en troisième position, devant les écoles. Ce comportement est de plus en plus fréquent et les gens s’en sont même tout à fait accommodés. Seulement voilà, nous constitutions une génération future (les écoliers d’aujourd’hui) qui apprend que la violation des lois est chose tout à fait naturelle quand on a les moyens de se payer de belles voitures et d’inscrire nos progénitures dans des écoles privées. On voit bien que là, on dépasse le simple non-respect du code de la route, et on va vers la formation d’une génération à venir peu scrupuleuse et encore moins respectueuse des lois et règlements. Une sorte de reproduction générationnelle de l’incivisme.
Cela reste tout aussi valable pour tous les autres types d’infractions au code de la route certes (vitesse, stationnement illégal, feu de signalisation, signalisations tout court…), mais s’applique aussi aux autres comportements de (non)respect des lois et des pratiques citoyennes. Prenons le
cas de cet individu qui s’acquitte de tous ses impôts et qui, un jour, consulte les rapports et statistiques des fraudeurs fiscaux… que pensera-t-il ? Quel que soit son degré d’instruction et de maturité, il ne pourra que sentir de l’injustice et ressentir de l’amertume lorsqu’il apprendra que des cohortes d’indélicats ne paient ni impôts ni cotisations CNSS, en parfaite impunité, et que certains d’entre eux ne sont inquiétés que dans le cadre de « campagnes » saisonnières, ponctuelles et éphémères…
La problématique de l’application de la loi dans ce pays qui est le nôtre est qu’elle relève d’opérations coups de poings appelées « campagnes saisonnières ». Il est difficile dans ce cas d’inculquer un quelconque esprit civique au citoyen quand le respect de la loi ne devient effectivement obligatoire que cycliquement et sélectivement, sans continuité ni permanence. Or, un Etat citoyen se fonde et ne peut même être que si ses lois sont unanimement respectées, par tout et par tous, sans différence entre les uns, sans indifférence des autres, sans négligence des pouvoirs publics : le code de la route, le paiement des impôts, la lutte contre la contrebande et les stupéfiants, la corruption…
Il est impossible d’organiser un espace public et une vie collective autour de la notion de « campagne » : campagnes contre les professions du sexe, campagne de lutte contre la corruption, campagne pour le port du casque pour les motocyclistes… même la pauvreté et la lutte contre ce fléau n’échappe pas à la règle de la campagne, font remarquer des amis sur les réseaux.
Résultat ? La plupart de ceux qui sont pris en flagrant délit de quelque chose, et bien qu’ils aient effectivement enfreint telle ou telle autre loi, ressentent une certaine forme d’injustice car ils considèrent d’abord que la campagne dont ils auront été « victimes » n’est que saisonnière et que, ensuite, la même entorse aux lois qu’on leur reproche est faite par d’autres, tous les jours, sans que le glaive du droit ne s’abatte pour autant sur eux. Et donc, conséquence directe et logique, le fait de commettre une infraction devient la norme, quelle que soit la nature de cette infraction, et la sanction qui tombe ici et là, parfois, contre quelques-uns, ne saurait être qu’un abus et une injustice.
On ne peut raisonnablement pas tolérer que de si nombreuses entreprises fraudent allégrement le fisc puis que l’on vienne, un jour, lors d’une campagne, faire payer certaines, avant de reprendre comme avant, comme si de rien n’était. Dans la même logique, on ne peut détourner les yeux sur les entorses au droit du travail, avec toutes ces sociétés qui ne déclarent pas leurs employés à la CNSS, privilégiant le gain rapide, et puis que l’on décide, subitement, de brocarder quelques entreprises sélectionnées lors d’une campagne. Et ce ne sont là que quelques exemples…
Quand on promulgue des lois, c’est pour qu’elles soient respectées. Et quand ce n’est pas le cas, quand on tolère le non-respect des lois et règlements, alors nous constituons une société dont les relations avec le droit sont très fragiles et dont les membres appréhendent bien plus l’esprit de la campagne que la lettre du droit. En clair, des citoyens qui ne respectent les lois que par peur des campagnes saisonnières.
Al Ahdath al Maghribiya