Un Etat qui… « donne ses filles », par Hicham Rouzzak
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- 24 décembre 2015 --
- Opinions
Voici quelques jours, M. le « seulement » chef du gouvernement nous a encore gratifiés d’une de ses trouvailles toutes faites et de ses stéréotypes habituels, quand il s’agit des femmes. Sauf que cette fois, l’affaire a eu un retentissement planétaire aux allures de catastrophe… En effet, c’était lors de la séance d’ouverture du congrès international de la médiation familiale organisé par le ministère de la solidarité, de la femme, de la famille et du développement humain, et là, le « seulement » chef du gouvernement n’a pas trouvé mieux comme expression qui reflète sa vision des femmes que celle-ci : « Nous donnons nos filles »… « ka ne3tiwou bnatna »
Oui, tout à fait… Benkirane parle du mariage des filles avec cette logique de « donation » de ces mêmes filles.
Ce jour-là, Benkirane ne parlait pas vraiment du « mariage des filles » mais, plus prosaïquement, de ce qu’il a désigné comme être « la donation des filles par leurs familles ». Il existe une grande, une immense différence entre « une fille qui se marie » et « une fille qu’on marie »… et la différence ne se réduit pas à la langue uniquement mais à la culture qui fonde cette même langue.
« Une fille qui se marie »… l’expression indique ici et laisse entendre une liberté de choix de ladite fille, un choix communément fait avec son compagnon, son amoureux. Cette expression nous conduit à la logique qui a conduit à l’élaboration du Code de la famille, le texte que les PJDistes avaient furieusement combattu, avant de s’incliner face à la décision royale.
« Les familles qui marient leurs filles », qui « donnent » leurs filles, est l’expression employée par Benkirane, et elle nous mène vers d’autres logiques, vers une autre culture. « Marier sa fille » signifie, en toute simplicité, imposer son choix à la fille qui se marie. Cela signifie aussi que l’on regarde la fille/femme comme un être non autonome, une personne pour laquelle on décide, à laquelle on fixe son sort, indépendamment et dans le total déni de sa propre opinion sur la chose décidée.
« Les familles qui donnent leurs filles », est une expression, une idée qui nous ramène ni plus ni moins vers le contexte pré-Moudawana et l’état d’esprit qui régnait dans le pays alors, quand le mariage était un « acte de copulation » et non « un acte d’union ».
Ce contexte, qu’on se souvienne, était celui qui était défendu becs et ongles par les PJDistes, lesquels refusaient mordicus de le voir changer ou évoluer, qui manifestaient, contestaient, pestaient contre toute volonté ou même velléité de changer les choses, avant de se rendre à la raison quand le roi s’était impliqué et avait imposé sa vision.
Mais il y a une autre catastrophe dans les propos du « seulement » chef du gouvernement, lorsqu’il avait peu intelligemment employé cette autre formule : « Nous donnons nos filles »… Et là, un grand nombre de femmes, fières de leur féminité, défendant farouchement leur existence et leur indépendance, n’ont pas apprécié d’entendre ces mots sortir de la bouche du « seulement » chef du gouvernement, n’ont pas trouvé à leur goût ces termes froids, impersonnels et « impersonnalisant » les filles, ces mots lancés de but en blanc, sans crier gare…
Elles ont été nombreuses, aussi, les femmes à demander au chef du gouvernement du royaume du Maroc de retirer son propos méprisant, lui expliquant en substance que le choix de cette expression « est rabaissant pour les femmes, entamant leur dignité d’être humains ».
Là, Benkirane aurait pu agir comme font généralement les grands hommes d’Etat quand ils représentent leurs pays, à savoir s’excuser, trouver les mots pour expliquer qu’il regrette que ses propos aient été compris dans un autre sens que celui qu’il voulait leur donner… Las. Benkirane n’est pas homme d’Etat comme les autres. Benkirane est Benkirane, il savait très bien ce qu’il disait, il maîtrisait son propos et sa signification.
En ouverture de ce congrès, international donc, Benkirane ira même plus loin, persistant et signant et allant encore plus loin en explicitant sa pensée : « Aujourd’hui encore, nous donnons nos filles. Je connais un homme qui a donné sa fille ; j’étais présent à ce mariage, et cet homme pleurait. Alors, s’il
vous plaît, comprenez… ».
Bon… qu’un Marocain lambda dise qu’il « donne sa fille », on pourrait comprendre. Nous aurions admis ce même propos de la part d’une grand-mère traditionnelle ou d’une mère conservatrice, ou même dans une discussion familiale à bâtons rompus, où il n’est pas nécessaire de mesurer ses mots et expressions.
On comprendrait ces paroles ou, plutôt, on les admettrait de la part de parents qui considèrent avoir rempli leur besogne sur terre en garantissant un « homme » à leur fille.
Mais que de telles choses sortent de la bouche d’un chef du gouvernement, d’un homme (supposé) d’Etat, d’un homme dont on aurait attendu qu’il portât les grandes orientations politiques et qu’il supportât les grandes avancées sociétales de l’Etat, alors l’affaire devient sérieuse et même grave.
Le citoyen Benkirane peut, s’il le souhaite, « donner sa fille », de même qu’il a tout le loisir d’assister à la noce d’une fille « donnée par son père ». Personne n’a le droit d’empêcher le citoyen Benkirane d’être témoin de cette cérémonie de « remise de la marchandise/femme » que l’on désigne par l’expression « marier sa fille » et non « sa fille se marie »…
Nul ne saurait récuser au même citoyen, le citoyen Benkirane, de changer sa vision de la femme, de la tenir pour un « lustre », de la désigner elle et ses semblables par le terme générique « les femmes », ou encore d’insister sur le fait que ces dernières « s‘étripent au hammam ». Non, aucun être sur terre n’a le droit de le priver de ces joies verbales…
Le citoyen Benkirane, au même titre que le citoyen Ramid ou encore l’autre citoyen qu’est le Moqrî Abou Zaïd et tous les autres membres du Mouvement Unicité et Réforme et son prolongement politique le PJD, ont toute latitude à dire ce qu’ils entendent dans leurs discussions internes, avec leurs fils, leurs filles et leurs sœurs, de proférer tous les propos « peu intelligents » qui leur passent à l’esprit, les expressions « ingénues, niaises ou même stupides », contre les femmes… Mais…
Celui qui a tenu ces phrases froides contre les femmes n’est guère plus le citoyen Benkirane. Celui qui a dit, surdit et assourdi est le chef du gouvernement Benkirane. Celui qui proféré cette abjection est le chef du gouvernement Benkirane. Il est sensé être l’homme d’Etat et non « l’homme qui amené la femme à la maison ».
L’homme qui soliloquait sur « la donation de nos filles » lors de la séance d’ouverture du congrès international de la médiation familiale organisé par le ministère de Mme Bassima Hakkaoui, cette PJDiste qui défend la polygamie et qui la refuse pour elle-même au prétexte qu’elle est « une femme libre et indépendante »… Cet homme n’était pas le citoyen Benkirane, mais le chef du gouvernement du royaume… le chef du gouvernement d’un Etat qui dit avoir un projet sociétal moderne et démocratique.
Et ce que nous devons comprendre et retenir de ces propos froids tenus par le chef du gouvernement Benkirane est au final assez simple : cet Etat dont parle l’homme est un Etat qui, finalement, « donne ses filles », un Etat qui considère ses femmes et ses filles comme une simple marchandise prête à l’emploi, prête-à-porter.
Et puis quelques jours plus tard, à l’ouverture des Assises sur le foncier à Skhirat, Abdelilah Benkirane s’est demandé « pourquoi tout est-il si complexe au Maroc ? »… Cette question, tout le monde se l’est posée un jour ou l’autre, directeurs de journaux ou journalistes, intellectuels ou autres, mais Benkirane est arrivé à sa fonction actuelle pour poser les questions certes, mais aussi et surtout pour y répondre !!
Mais bon, et nonobstant les réactions des uns et des autres à l’égard de cette question, la réponse nous paraît relativement aisée : « Tout est complexe sous nos cieux, Si Benkirane »… parce que certaines gens, certaines gens dont on suppose qu’ils sont des hommes d’Etat, sont toujours aussi complexées par les femmes… Tout est complexe au Maroc car il reste ici des gens qui nourrissent force complexes à l’égard des femmes, tout en conduisant un Etat qui dit vouloir les restaurer dans leurs droits.
Avec Benkirane, la question n’est pas de savoir si nous « donnons nos filles », mais « à qui avons-nous donné notre pays ? ».
Al Ayyam