L’ « arabrançais » de Benkirane, par Noureddine Miftah
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- 13 décembre 2015 --
- Opinions
Le chef du gouvernement aura, donc, marqué un point, voire plusieurs, contre le camp des ministres de souveraineté de son gouvernement quand il a « humilié » son ministre de l’éducation nationale Rachid Belmokhtar à la Chambre des conseillers, lors d’une séance publique retransmise en direct. La question de l’enseignement est sensible et celle des langues d’apprentissage l’est encore plus…
… Mais il semblerait que Benkirane avait été fortement blessé par d’autres décisions d’autres ministres, et bien qu’il ne les ait pas prises, il en a été heurté et offensé. Alors il a choisi de répondre à Belmokhtar de cette façon si violente, en lui lançant que Sa Majesté le roi connaît bien Belmokhtar et qu’il aurait pu le nommer à la tête du gouvernement mais qu’il l’avait finalement choisi, lui, Benkirane ! Ce propos aurait pu être tenu dans le bureau du chef du gouvernement, entre quatre yeux, mais le message se voulait clair, à destination de ceux qui s’y reconnaîtront. Et le message a été on ne peut plus clair, en effet !
Mais il y a plus important que ces questions de forme que Benkirane a toujours tenu à privilégier durant ces quatre années, en en faisant une partie de ce qui est fondamental, de sorte que la com’ a souvent pris le pas sur le contenu du programme gouvernemental en lui-même. Et le plus important est la question de l’enseignement et la situation catastrophique dans laquelle il se trouve et qui ne se cantonne pas uniquement au niveau des apprenants et des diplômés ou encore de la déperdition scolaire… Non, plus important est le clivage que cette éducation nationale crée au sein de la société en fragmentant le tissu social et en mettant à jour deux catégories de population : la classe aisée et la classe moyenne qui se démènent pour inscrire leurs progénitures dans les écoles privées et dans l’enseignement en langue française, d’une part et, d’autre part, la classe populaire, écrasée, qui passe le plus clair de son temps à chercher sa pitance et qui se résout à placer ses enfants dans un enseignement public en déliquescence et sans aucune cohérence, ainsi que le reconnaissent les meilleurs experts.
Si la tâche d’un gouvernement est de trouver des solutions aux questions les plus sensibles et les plus fondamentales, comme l’emploi, la santé et l’éducation, on peut dire que le gouvernement Benkirane ne saurait gagner dans ce dernier domaine des points par sa seule posture contre le retour de la langue française dans les années précédant le baccalauréat. Ce cabinet ne saurait triompher en titillant les sentiments des chantres de l’arabe et de l’arabité et des identitaires marocains à la sensibilité à fleur de peau… il ne saurait se démarquer en plaçant avant toute autre chose la dimension idéologique du PJD et de sa matrice, le Mouvement Unicité et Réforme. Non, le gouvernement ne pourrait vraiment se poser en réformateur qu’en trouvant une solution à cette difficile équation qui a été posée en 1988, sous l’ère du ministre d’alors qui s’appelait Taïeb Chkili.
Avec la permission du lecteur, je voudrais narrer cette anecdote qui m’est arrivée à la fin
des années 80 quand, jeune lauréat de l’institut supérieur du journalisme de Rabat, j’avais été désigné au ministère de l’information que dirigeait alors Driss Basri, lorsque régnait cette extraordinaire confusion et fusion entre Intérieur et Information.
J’avais été un jour envoyé par mes supérieurs pour participer à la réunion lors de laquelle devait être annoncée la décision d’enseigner les matières scientifiques au collège et au lycée en arabe, tout en laissant les enseignements scientifiques post-bac en langue française. J’étais confronté à une situation tragi-comique et j’avais rédigé un article intitulé « l’arabrançais », adressé au journal « al Ittihad al Ichtiraki » qui l’avait publié dès le lendemain.
Et, bien évidemment, aussitôt avoir mis le pied à mon bureau, ce même lendemain, j’avais été convoqué par le directeur de l’information d’alors, Seddik Maâninou, qui m’avait demandé d’expliquer mon propos. Je répondis que je n’avais rien fait d’autre que d’exercer mon droit à l’expression, prenant une position sur le sujet. Mon supérieur m’avait alors fait cette réponse sarcastique et ironique : « Tu as pris une position ? Et bien alors ta position aujourd’hui est à l’arrêt ! », puis il avait poursuivi son apostrophe : « Ecoute bien, mon ami, ici, c’est l’Etat et là-bas (le journal socialiste) c’est l’opposition, et si tu es là, tu ne peux pas être aussi là-bas ! ».
Mais, comme on dit, à quelque chose malheur est bon… alors j’ai traversé la vie et sillonné le temps, et trente ans sont passés sans que nous réussissions à changer cette calamité qui nous était tombée dessus lors des années noires que l’on connaît.
Si M. Benkirane est le chef du gouvernement, et qu’il dispose de bien plus de pouvoirs que n’en avaient ses prédécesseurs dans l’histoire du pays, alors pourquoi n’a-t-il pas mis un terme à ce drame qui a frappé, et frappe encore, toutes ces générations de jeunes Marocains, leur bouchant tout horizon et obstruant leur avenir ? Pourquoi donc M. Benkirane ne met-il ses larges pouvoirs et prérogatives qu’au service du statu quo ?
Et une solution à cette situation, il n’y en a aujourd’hui que deux, et seulement deux… soit retourner à ce qui prévalait avant l’introduction de l’ « arabrançais », comme l’a voulu faire M. Belmokhtar, mettant en pratique des recommandations du Conseil supérieur de l’éducation et de la formation présidé par Omar Azzimane, permettant aux élèves d’étudier les disciplines scientifiques en français, ce qui leur donne une chance de succès une fois en facultés de médecine ou en écoles d’ingénieurs.. . soit que Benkirane ordonne à son ministre de l’enseignement supérieur Lahcen Daoudi, à la langue aussi longue que la silhouette, d’arabiser toutes les filières du supérieur, collant ainsi aux expériences soudanaises, syriennes, et autres.
Mais le principal est que les élèves ne restent pas dans cette posture catastrophique évoquant celle du corbeau qui voulait apprendre à marcher comme le pigeon mais qui au final n’a jamais appris à marcher comme un pigeon, tout en oubliant sa façon de marcher initiale…
Il est cruel et malheureux que cet « arabrançais » continue de polluer notre enseignement depuis autant de temps, depuis trente ans, jusqu’à arriver à ce gouvernement dit du printemps arabe et pour que quatre années après l’installation du gouvernement Benkirane, on y soit encore et toujours. Affligeant et navrant !
Al Ayyam