L’  « hypocratie », ce nouveau pacte social marocain, par Hicham Rouzzak

L’  « hypocratie », ce nouveau pacte social marocain, par Hicham Rouzzak

Qu’ils disent la chose et son contraire dans la même phrase n’est semble-t-il plus un problème pour un nombre croissant de personnes. Le fait n’est plus considéré comme une pathologie, ou une source d’embarras ou, au moins, une occasion de se faire soigner. Et au final, nous sommes un peuple qui n’est pas encore entré dans l’ère des libertés, des droits, de la reconnaissance des différences ou encore de la démocratie, mais nous avons mis en place, en échange, un système propre à nous et auquel je n’ai pas trouvé d’autre appellation que ce néologisme : « l’hypocratie ».

Cette hypocrisie qui depuis quelques temps est devenue une seconde nature de bien des personnes dans notre quotidien n’est plus seulement une déviance maladive isolée, mais a pris la forme d’un nouveau « contrat social »…

Dans mon pays, certains n’ont pas hésité une seconde à fêter la très respectable Mme la ministre de la femme, de la famille et de la solidarité lors de cette journée de célébration par le ministère de la Journée internationale de lutte contre la violence faite aux femmes.

Ces gens se sont empressés d’applaudir à tout rompre les propos de Mme Hakkaoui… ils ont bruyamment manifesté leur soutien aux efforts de cette dame pour combattre cette forme de violence et souligné de tous les traits et avec toutes les couleurs ce qu’ils considèrent comme « le premier souci de la ministre » pour, disent-ils, « garantir tous les moyens de protection efficace des femmes et la mise en place de procédures de prise en charge des femmes victimes de violences », tout en veillant, poursuivent-ils et insistent-ils, sur « l’adoption d’instruments juridiques pour protéger les femmes violentées ».

Mais chez ces gens-là, n’est-ce-pas, qui se sont auto-congratulés des paroles de Mme la ministre, on a oublié quelques petits détails…

Ils ont oublié, ou feint d’oublier, qu’il y a encore quelques jours, ils nous assourdissaient avec d’autres mots et propos… des termes de violence, qui seraient les plus durs et les plus abjects dans les types de violence exercées contre les femmes…

Ces gens qui ont applaudi avec tant de ferveur les phrases de Mme Hakkaoui sont les mêmes que ceux qui s’en sont pris avec hargne aux défenseurs de l’idée de reprendre la réflexion et le débat sur l’égalité des deux sexes en matière d’héritage, qui les ont accusés de sortir de l’unanimité (Ijmaâ en VO), de créer la fitna, de mettre en doute le sens de l’équité en islam, de déconsidérer les valeurs de la religion…

… Ce sont les mêmes qui ont appelé ou, serait-il plus juste de dire, ordonné de ne même pas penser à ré-envisager cette question de la succession en islam à l’aune du progrès de l’humanité et en prenant en compte tous ces éléments dans le corpus religieux qui ont fait l’objet d’interprétations exégétiques depuis des siècles.

Pour ces gens-là, les choses apparaissent finalement dans toute leur simplicité, dans toute leur logique… S’ils refusent la violence contre les femmes, ils ne font en fait qu’exprimer leur virilité condescendante à l’égard de celles-ci, tenues pour des êtres faibles et fragiles contre lesquels il ne faut pas se montrer violent. Mais dans le même temps, ils ne voient aucun inconvénient à tordre le cou aux droits de ces mêmes femmes et à toute idée qui irait dans le sens de l’égalité des droits.

Mais le plus sordide dans tout cela est qu’ils font preuve de toute cette hypocrisie au nom du sacré, au nom de la religion.

Mme la ministre de la femme, de la famille et de la solidarité – il est curieux que tant de gouvernements dans le monde inventent des ministères de la femme ET de la famille, comme si la femme n’avait été faite que pour créer une famille  - a été fêtée par tous et partout parce qu’elle a dit que 62% des femmes au Maroc sont victimes de violence.

Mais c’est la même ministre qui s’était plainte voici quelques temps à la chaîne de l’émir du Qatar (al Jazeera) des agissements du mouvement Femen, disant que la protestation par le corps était une chose animale… et là aussi, elle avait été chaudement applaudie.

Ils ont manifesté leur approbation à la désapprobation d’une forme de contestation par un sein ou un corps pour des causes


nobles, mais ils ont omis ce fait que quelques temps avant d’applaudir Mme Hakkaoui pour son attaque contre cette « protestation animale », ils avaient entériné un autre comportement, qui est, là, véritablement bestial…

Ils défendaient la fatwa du dénommé « al Maghraoui » qui autorisait le mariage d’une fillette de neuf ans au prétexte que cela était religieusement licite, que cela était aussi expliqué par le fait qu’une gamine de neuf ans « faisait l’amour » mieux qu’une jeune fille de vingt ans.

A cette époque, personne n’avait dit que cela était un comportement animal (étant entendu que mêmes les bêtes ne copulent qu’une fois arrivés à maturité).

Non, au contraire, l’actuel ministre Ramid, que certains voudraient aujourd’hui présenter comme un homme d’Etat, un successeur potentiel de Benkirane, s’était rendu au domicile d’al Maghraoui, l’auteur de cette fatwa ni civilisée ni humaine, à Marrakech. Ramid avait comparé le « calvaire » de cet homme que les gens avaient critiqué et qui avait quitté le Maroc pour s’en aller se réfugier en Arabie Saoudite, avec celui des saints et des prophètes !

Ceux qui ont félicité Mme Hakkaoui et se sont félicités de ses mots sur les Femen, et avant, qui s’étaient reconnus dans la fatwa d’al Maghraoui sur le mariage des fillettes, et qui aussi avaient convenu de la justesse du propos de Ramid défendant ledit Maghraoui… sont les mêmes personnes qui vitupèrent contre la pédophilie.

Pour ces gens, la pédophilie est en général un comportement de touristes… Ils s’élèvent et se dressent comme un seul homme contre la pédophilie quand elle est le fait d’étrangers… au point que nous nous sommes demandés s’ils sont vraiment contre cette déviance perverse  (qu’al Maghraoui veut légaliser par l’institution sacrée du mariage) ou, si, à l’inverse, ils ne sont que contre la pédophilie touristique…

Quand un imam, ou le fqih d’une école coranique, viole un enfant, un garçon en fait car le viol pédophile ne peut s’exercer que contre un garçon vu que contre une fille il s’agit selon eux d’une relation sexuelle… cette agression est considérée comme un non-événement, qui ne devient un événement digne d’intérêt que quand le violeur est un étranger.

Ils oublient là aussi, ou encore feignent doublier, que selon un récent rapport de la coalition contre les violences sexuelles faites aux enfants, 75% des viols contre les enfants sont le fait de proches et de parents, de professeurs ou de tuteurs…

En un mot, et pas comme en cent, nous sommes là devant un « pacte social » d’un genre nouveau, que l’on appellera « l’hypocratie »… et voilà pourquoi.

Nous sommes contre la pédophilie mais nous applaudissons à une fatwa qui consacre la pédophilie.

Nous savons que la profession du sexe est exercée par tant de personnes en situation économique précaire, mais nous nous révoltons quand cette prostitution est décrite dans un livre ou incarnée dans un film.

Nous rejetons la violence faite aux femmes mais nous refusons de parler de leurs droits et de leur égalité avec les hommes car cela serait une déviance de la religion.

Et puis, encore, on a copieusement applaudi Mme Hakkaoui, ministre de la femme, de la famille et de la solidarité quand elle a déclaré dans une émission radio qu’elle était opposée à la polygamie, qu’elle refuserait que son mari prenne une autre épouse et que si le cas se présentait et que son époux décide de convoler une seconde fois, elle s’en irait car elle est « une femme libre et indépendante qui n’aime pas partager »…

Fort bien… mais c’est cette même femme qui a âprement combattu, avec son parti, l’interdiction de la polygamie au Maroc… et ceux qui ont manifesté leur joie et leur bonheur en l’écoutant parler à la radio ont fait de même pour l’interdiction de la polygamie, au nom de l’islam.

La ministre Hakkaoui se voit comme une femme libre, indépendante et qui refuse la polygamie, mais elle ne voit pas d’inconvénient à ce qu’autres femmes soient mariées à plusieurs avec le même homme… sans doute ces dames ne sont-elles pas « libres et indépendantes » ou, encore mieux, elles ne méritent pas de l’être !

Oui, donc, dans mon pays, chacun peut dire la chose et son contraire, chacun peut faire la chose et son contraire…

Vous pouvez être dans ce qu’on peut appeler l’ « hypocratie » ambiante, et vous considérer malade ou différent ou minoritaire quand vous refusez ce système.

Al Ayyam