La terreur a minima, par Sanaa Elaji

La terreur a minima, par Sanaa Elaji

Maintenant que les choses se sont calmées, et que les esprits se sont concentrés sur les événements sanglants de ces dernières semaines dans le monde, je voudrais revenir sur l’affaire Loubna Abidar. Non que cette actrice représente une importance quelconque pour moi en tant que personne, mais parce que son histoire reflète plusieurs dysfonctionnements au sein de notre société. Je souhaiterais donc reprendre son affaire à travers plusieurs aspects.

1/ La problématique du rapport du producteur avec les diverses retombées du film. Nabil Ayouch s’est beaucoup intéressé aux thèmes de la précarité (enfance des rues, terrorisme, professionnelles du sexe) et dans son traitement de ces sujets, il a choisi de travailler avec des personnages issus de ces milieux au lieu de recourir à des acteurs connus. Il n’est nullement de notre droit de lui disputer ce choix artistique car cela entre dans le cadre de sa liberté de faire son métier et d’aborder sur le plan artistique ses problématiques comme il l’entend.

Mais nous pouvons discuter de tout cela au niveau humain. Nous ne pouvons demander à Nabil Ayouch de supporter les charges et les dépenses de ses comédiens après la fin du tournage d’un film. Ces personnes ont joué un rôle, elles ont été payées, et les choses s’arrêtent là… mais le producteur a une responsabilité morale quant à l’encadrement de ses acteurs, étant entendu que les comédiens professionnels connaissent et sont conscients des répercussions des rôles qu’ils campent. Lui, Nabil Ayouch, sait ce qui pourrait se produire à la diffusion du film, mais cela n’est pas forcément le cas des autres, de celles et ceux qui ont tourné pour lui. En effet, briser volontairement un tabou est un acte courageux certes, mais impliquer dans cette action des gens en situation précaire économiquement, socialement et intellectuellement, des gens qui n’ont pas nécessairement une conscience de ce qui pourrait suivre leur interprétation d’un rôle cinématographique, voilà une responsabilité morale à laquelle Nabil Ayouch ne semble pas s’être engagé. En effet, ses acteurs deviennent subitement célèbres, sans y être forcément préparés ; ils sont brusquement projetés sous les feux de la rampe, souvent attaqués, alors qu’ils ne sont pas armés pour cela, tant socialement qu’intellectuellement. C’est là que Nabil Ayouch a une responsabilité humaine très importante. Dans « les chevaux de Dieu », par exemple, il y a une scène où un enfant en agresse un autre sexuellement … une préparation psychologique avait-elle été envisagée pour ces deux enfants pour affronter un public qui ne fait pas toujours la distinction entre fiction et réalité ? Quant à Loubna Abidar, elle a commis des erreurs de communication certes, mais ne nous appartient-il pas de considérer toute cette violence, cette terreur psychologique (et aussi physique) à laquelle elle a été exposée sans y être aguerrie, voire simplement préparée ?

2/ L’attitude de certains comédiens. Ce second aspect concerne des personnes qui n’ont pas de responsabilité directe dans ce qui s’est produit, mais qui auraient pu s’impliquer dans un exercice de sensibilisation et qui auraient pu aussi s’atteler à élever le niveau des débats. Il est des moments où ce que l’on pense du réalisateur, de l’acteur ou même de la production importe peu, bien moins que


les questions de principe, à savoir en premier la liberté de création. En défendant une œuvre, nous ne défendons pas forcément des personnes mais l’idée même de création artistique.

A cet effet, je m’étais sincèrement attendue à ce que certains comédiens entreprennent d’expliquer un point qui semble clair de prime abord, mais qui n’est pas aussi évident dans la pratique et le comportement : quand un acteur incarne un personnage, il n’est pas en réalité cet individu, mais se contente de jouer son rôle et de revêtir temporairement sa personnalité.

Et donc, que Loubna Abidar joue le rôle d’une professionnelle du sexe ne signifie pas qu’elle l’est dans sa vie quotidienne, en dehors du studio de tournage (et cela est vrai nonobstant notre attitude à l’égard du film). Quand un acteur incarne un meurtrier, il n’est pas cet assassin dans sa vie habituelle. Cela paraît sans doute élémentaire et évident dans l’absolu, mais le cas du film « Much loved » aura montré la confusion qui s’est opérée dans l’esprit de beaucoup de personnes. Les prises de position de certains comédiens auraient pu contribuer à calmer les esprits et à montrer que cette confusion pourrait enclencher des conséquences dramatiques qui dépassent la personne de Loubna Abidar pour nous interpeller sur notre capacité à tolérer les différences et à coexister avec elles.

3/ L’effrayante violence sur internet. Quelques individus ont physiquement agressé Loubna Abidar, mais des milliers d’autres, qui ne sont pas passés à l’acte, l’ont quand même encouragé et applaudi, ou au moins justifié. Dans le crime, comme dans le terrorisme, justifier la violence est une autre forme de violence, et couvrir cette violence en est une forme de complicité.

J’imagine que très nombreuses sont les personnes qui n’ont pas du tout aimé « Much loved » (bien qu’une grande partie des critiques ne l’ont pas visionné, mais cela est un autre sujet). Personnellement, j’ai eu l’occasion de voir ce film dans sa version finale et réelle (et non celle qui circule sur internet), et je l’ai apprécié. Ce n’est pas la meilleure œuvre de Nabil Ayouch mais le film est fort, aussi fort et parlant que l’est la prestation de Loubna Abidar. Reconnaissons aussi qu’un grand nombre de gens qui ont vu la vraie version ne l’ont pas trouvée à leur goût. Mais cela nous donne-t-il pour autant le droit, parce que nous ne l’avons pas aimée, d’insulter ses acteurs et de nous réjouir en apprenant que l’un de ces comédiens a été agressé, physiquement et/ou moralement ? Est-il vraiment sain qu’un film que nous n’apprécions pas nous conduise à extérioriser toute cette violence ?

Nous avons suivi des commentaires effrayants et des réactions terrifiantes sur internet car elles reflètent une acceptation significative de la violence contre toutes les personnes avec lesquelles nous divergeons et, plus qu’une acceptation, un encouragement à cette violence…

Il est facile de prétendre que nous acceptons la différence, que nous sommes tolérants et aussi, et même, civilisés. Mais les comportements auxquels nous avons assisté montrent que dans la réalité, nous sommes disposés à agresser toute personne qui ne voit pas les choses comme nous et, à défaut de le faire nous-mêmes, à applaudir ceux qui le font pour nous ou en notre nom, ce qui indique un terrorisme a minima…

Al Ahdath al Maghribiya