La Marche verte, j’y étais... souvenirs, souvenirs, par Fadel Boucetta
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- 07 novembre 2015 --
- Opinions
A l’époque l’ambiance était électrique. Je venais d’avoir le bac, et après de joyeuses vacances d’été, nous attendions, mes camarades de promotion et moi-même, avec une certaine impatience le moment de rejoindre l’Université, plus précisément la Faculté de sciences économiques où je m’étais (curieusement pour un littéraire au Bac A4), inscrit en première année. L’Histoire révélera que c’était une mauvaise idée, mais en ce mois d’octobre 1975, c’était une nouveauté pour nous, que de quitter le confort douillet du Lycée Lyautey, pour plonger au sein d’un monde universitaire, dont on savait qu’il pouvait être dangereux.
L’heure était, en effet, aux contestations et revendications nombreuses ; les syndicats étudiants, dont l’UNEM, étaient pourchassés, harcelés ou suivis par des policiers en civil. Les « disparitions » d’étudiants étaient monnaie courante : parfois on revenait chez soi, parfois pas ! Mais on sentait que quelque chose se tramait : septembre était terminé depuis longtemps, octobre touchait à sa fin… mais toujours pas de rentrée universitaire en vue.
Il n’existait pas, alors de Fac de Droit à Casa… seul un embryon, ou un ersatz, de fac survivait au dessus des locaux de la gare voyageurs de la CTM. La « bibliothèque » se trouvait dans un local en face de l’actuelle Cour d’appel, bâtiment qui abritait aussi les salles d’examen : en fait un local de la Formation professionnelle, ponctuellement réservée aux étudiants de l’Université pour les besoins des examens. Les cours avaient lieu dans la Cathédrale du Bd Rachidi, immense salle aux colonnes non moins immenses, colonisée par une volée de moineaux et autres pigeons, (bonjour les excréments en tous genres, qui pouvaient abruptement, atterrir sur votre cahier de cours…ambiance !)
Anecdote : l’Auguste Professeur Moret, condisciple de Duverger, se faisait chahuter par les étudiants, qui imitaient un cri de coq, dès qu’il prononçait la lettre C (Q phonétiquement), comme « capital », « confiance » « économie » ; puis le calme revenait, sinon, le Professeur levait la séance et s’en allait ; bonne chose pour nous car cela nous faisait alors une matinée de libre, à trainasser avec les filles dans les cafés de la Ligue Arabe.
Et hop, ne voilà-t-il pas qu’un soir d’octobre, Feu Hassan II décréta une Marche Verte. Je me souviens de son discours, tendu, précis, audacieux : (je résume) : « Puisque le Sahara est à nous, au Maroc, puisque ce sont les juges de La Haye qui le disent (et on ne peut pas me soupçonner de les avoir corrompus), et bien, on va rentrer chez nous, et nous serons 350.000 à le faire ».
Le roi était clair, sincère et pragmatique ; les Marocains le comprirent aussitôt et adhérèrent en masse au projet. Il y eut ainsi en l’espace de quelques jours plus d’un million de volontaires prêts à y aller, et il fallut faire des choix stricts : pas de femmes ou d’hommes malades, pas de trop vieux, ni de trop jeunes, pas de lycéens, peu d’étudiants : il fallait des gens solides, capables de marcher 10 ou 15 km dans le désert, supporter les écarts de température (torride le jour, glaciale la nuit), acceptant des conditions de vie dures et difficiles : ce n’était pas une partie de plaisir qui se préparait.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Une gigantesque machine s’est mise en branle. Je ne reviendrai pas sur les détails d’une logistique aussi monstrueuse : transporter tous ces gens, les alimenter en eau potable (n’oublions que l’affaire se passe dans le désert du Sahara), en nourriture, assurer leur logement, leurs soins, leurs encadrements, veiller (discrètement) à leur sécurité…
Pour ma part, je pris la route vers le Sud, accompagnant mon père, qui s’était porté volontaire au sein du corps médical….et vogue la galère. A l’époque point d’autoroutes, il fallait rallier Agadir, puis le sud à travers un réseau de routes nationales, pas toujours en excellent état. J’ai ainsi vu plusieurs camions renversés au fond d‘une vallée, après avoir raté un virage. Car tout était à l’avenant ; des convois de cent à cent cinquante camions, chaque camion transportant (évoquant vaguement du bétail) de 25 à 50 personnes ; des chauffeurs qui n’en étaient pas, qui n’étaient pas professionnels, mais qui devaient affronter les montées et virages de l’Atlas entre Marrakech et Agadir ; des camions antiques, vieux de trente ans (modèles Ford pour la plupart), des autocars antédiluviens, datant sans doute de l’époque de Mathusalem, ( sans aucun confort, ni clim, ni WC…), tous numérotés, s’étirant sur une longueur de vingt à trente kilomètres ininterrompus de camions en file indienne.
C’était vraiment un spectacle grandiose, en technicolor, que de voir ces colonnes serpentant sur les contreforts des montagnes enneigées ; on croisait très peu de monde en sens inverse, roulant vers le nord ; on avait la curieuse sensation que tout le Maroc se dirigeait comme un seul homme vers le sud, dans les convois, en réponse à l’appel royal ; malgré les circonstances et les conditions pénibles du voyage, l’humeur était bon enfant, ça discutait, ça papotait, ça draguait, ça s’organisait par affinités, par quartiers d’origine, par villes de départ, par entités communautaires, (berbères, citadins, montagnards, paysans), avec des rites, des coutumes, des habitudes. Lors des arrêts, de nuit ou de jour, le convoi se transformait en un immense bivouac, le temps de se faire une gamelle, ou de satisfaire certains besoins. C’étaient de véritables villes en mouvement, et c’était plus qu’impressionnant !
Pas de police, mais une gendarmerie ultra présente : des motards en ouverture du convoi, puis disséminés tout le long, et une Jeep de commandement aux antennes monstrueuses en fermeture, le tout régulièrement survolé par les hélicoptères Alouette. Et, de fait, cette épopée n’enregistrera qu’un taux assez faible de criminalité, les citoyens-volontaires organisant eux-mêmes le maintien de l’ordre au sein de leur groupe. (Pour la petite histoire on assistera aussi à quelques accouchements)…
(Toujours pour la petite histoire, dans toutes les villes du Royaume, la criminalité diminua, les voleurs, bandits ou autres vilains personnages, étant aussi patriotes, s’étaient inscrits en masse pour participer à la Marche).
On apprendra plus tard que, tout le long du trajet, des détachements des FAR, invisibles depuis le convoi, l’encadraient néanmoins de près, pouvant rapidement intervenir en cas d’incidents sérieux. Quand on regroupe une telle quantité d’individus, il est inévitable que des brebis galeuses s’y glissent, et les autorités avaient pris leurs précautions à ce sujet.
On dépassa Marrakech qui était devenue de facto capitale du pays, le roi et l’ensemble du gouvernement, des patrons de l’armée, de la gendarmerie, y ayant
pris leurs quartiers. Il avait fallu déloger les touristes, mais ça se faisait d’une manière élégante : on dédommageait ceux qui voulaient rentrer chez eux, après que leur hôtel soit devenu PC presse, ou PC Telecom, ou autre, et on relogeait ailleurs ceux qui tenaient à rester pour être témoins de ce qui se passait.
Quant à nous, direction la petite ville de Bou-Izakarn, où l’on s’installe dans l’unique hôtel de la ville (il y en a aujourd’hui une vingtaine), curieusement tenu par une citoyenne allemande ! Un vaste patio, sur lequel donnent une vingtaine de chambres spacieuses et claires, mais avec coupure de l’électricité à 23h ; (d’habitude la coupure est à 19h, mais là, c’est spécial, l’hôtel faisant figure de camp de base pour les médecins de Casa.) Puis, direction l’hôpital provincial : je suis affecté à la pharmacie, car (en ma qualité de fils de médecin) je suis, plus ou moins, censé savoir déchiffrer une ordonnance médicale (bien que ce soit mon père et non mois qui avait fait des études en médecine), et je suis donc chargé de ramener les médicaments commandés par les médecins. Il y a là un gardien… heureusement, car il s’avère qu’il s’y connaît mieux en sciences médicales et pharmaceutiques que bien des praticiens issus de la Faculté de médecine !
Notre emploi du temps est simple : on se lève, on p’tit déjeune…et on attend les patients ; et une fois que ça commence, ça n’arrête plus : celui-là est tombé d’un camion est s’est brisé un bras, l’autre est passé sous un camion ( à moins que ce ne soit, en fait l’inverse), et il est plutôt mal en point ; surgit une dame ( en provenance d’un village voisin, elle a ouï dire que des médecins s’établissaient à l’hôpital), et … souhaite accoucher, alors que les médecins sont tous des traumatologues et chirurgiens confirmés, mais en matière de gynécologie…ce n’est pas vraiment leur rayon.
Mais mon père est là, et il s’y connaît, et voilà l’éminent professeur F... de Casa, transformé en infirmier supplétif du bon Dr Boucetta : tout s’est bien passé ! Lorsque nous avions un moment de libre, on s’installait dehors, dans la rue en face de l’hôtel, et on regardait passer, défiler en permanence des centaines et de centaines de camions. Au début, il n’y avait que des camions succédant à des camions, ou autocars, tout ce qui roulait et pouvait transporter des passagers étant réquisitionné. La nuit, pendant que nous dormions, ça défilait toujours, dans un grondement continu de moteurs ; parfois ce grondement s’amplifiait (toujours durant la nuit, jamais de jour), ce qui m’intriguait, mais sans plus… jusqu’à ce que je décide d’en avoir le cœur net, et une nuit, je sortis voir ce qui se passait.
Devant mes yeux ébahis, c’étaient des convois militaires aussi denses que les convois de civils, avec porte-chars, batteries de mortiers, canons anti-DCA, automitrailleuses, qui roulaient à la queue leu-leu, tous feux camouflés, suivis par d’autres transports de troupe, bondés de soldats armés. Pendant le jour, le Maroc préparait une Marche zen, et pendant la nuit, il anticipait un affrontement armé, ou tout autre intervention militaire qui aurait mis en danger la foule de civils désarmés : on se rendait alors tout de suite compte que, malgré les discours apaisants du roi, sa riposte serait ferme et musclée si on s’attaquait à ses sujets !
Et on attendait, tout le monde attendait : ça négociait à Madrid, à Rabat ; Paris était sollicité, ainsi que Washington, nos alliés arabes et nos amis asiatiques. A l’époque, pas d‘Internet, pas de bandes FM, ou d’infos en continu, ou de chaines TV émettant 24/24h : la bonne vieille RTM nous racontait ce qu’elle voulait, (radio ou TV), avec une forte dose de propagande ; les envoyés spéciaux occidentaux, tout en constatant l’immense adhésion populaire, rappelaient quand même la disproportion des forces entre le Maroc et l’Espagne, soulignaient la visite éclair du Prince Héritier Juan Carlos au Sahara, tout en relevant que c’était la Légion Espagnole (El Tercio) qui était y positionnée, et qu’elle entendait faire respecter les frontières internationales ; des messages subliminaux étaient envoyés au Marocains : la région est minée, les troupes ont l’ordre de tirer, il n’est pas question de se laisser déborder par des civils, et chacun, d’ores et déjà se rejetait la responsabilité du massacre à venir. Pour les Marocains, les forces espagnoles auraient tiré sur des civils pacifiques ; pour les Ibères, c’était : vous n’aviez qu’à ne pas les y envoyer, et nous affronter militairement sur le terrain… (sous-entendu : si vous êtes des hommes !)
Et, soir du 05 novembre, l’attente prend fin : devant un micro des années quarante, Feu Le roi Hassan II, s’adresse à son beau-frère et Premier ministre, Ahmed Osman : « Au nom de Dieu, Osman, en avant ! », ce qu’il fit dare-dare. En première ligne, en compagnie des dirigeants de tous les partis politiques et de bien d’autres personnalités, à la tête de 350.000 volontaires, Osman fut le premier civil marocain à mettre un pied au Sahara, désormais et pour l’éternité ex-Occidental.
Le premier Marocain ? Pas tout à fait, non : l’armée royale, dirigée par Ahmed Dlimi, avait déjà pris position pour encadrer les marcheurs ; des détachements légers s’étaient assurés de l’absence de mines sur leur itinéraire, et les services sanitaires de l’armée avaient préparé des points relais. Tout se déroula sans encombre, surtout que ce fut bref. Ce ne furent que quelques centaines de citoyens marocains qui franchirent la frontière à titre symbolique. Le roi Hassan II ne voulait pas d’une confrontation armée, mais avait besoin d’une image forte pour engager des négociations avec l’Espagne, ce qui arrivé en effet : le monde entier fut témoin du franchissement pacifique, mais en force, de la frontière, et applaudit ce tour de force réussi par Hassan II. On aurait pu dire, comme Spaggiari, le braqueur français, « sans haine , ni violence »…
Quant à nous, à Bou-Izakarn, notre mission était terminée, les événements se déroulant désormais plus au sud. L’ensemble des médecins plièrent donc bagage, et entreprirent de regagner Casa, pour s’adonner à nouveau à leurs lucratives occupations ! Nous fîmes de même, et ainsi pris fin ma participation à la Marche Verte. Je souligne cependant que durant ces mois et semaines avant la Marche verte, et plus tard, alors que je me trouvais à Bou-Izakarn, j’étais pleinement conscient de participer en direct à un événement historique, et me disais, en moi-même, un jour, je pourrais proclamer : « J’y étais ! ».