A tous ceux qui regardent la lune que désigne le sage plutôt que son doigt…, par Sanaa Elaji

A tous ceux qui regardent la lune que désigne le sage plutôt que son doigt…, par Sanaa Elaji

J’ai lu, vu et suivi les différentes sorties et réactions à propos du rapport du Conseil national des droits de l’Homme et de sa recommandation concernant la parité et l’héritage… et la même question me taraude, comme toujours : « Ces gens ont-ils vraiment lu le rapport ? »… ne serait-ce que son résumé…

Hormis quelques contributions, il semblerait que la plupart des commentateurs, « politiques » ou « chroniqueurs », se soient fondés sur le tapage médiatique suscité par la proposition sur l’égalité devant l’héritage, se contentant de ce point sans s’intéresser au rapport dans sa globalité. Cela n’exclut pas l’existence de quelques chroniques posées et apaisées qui, bien que nous divergions avec certains de leurs arguments, démontrent une disposition au dialogue serein, comme cette lettre rédigée par le président du Mouvement Unicité et Réforme Abderrahim Chikhi.

Le rapport du CNDH se décline en 97 recommandations allant toutes dans le sens de l’équité, de la parité et de la justice sociale dans maints domaines, économiques, sociaux, culturels… L’ensemble de ces points soulevés par le Conseil s’inscrivent au niveau réglementaire et législatif. Mais avant de soumettre ses recommandations, le CNDH procède à une lecture sans fard de la réalité des inégalités entre les hommes et les femmes sur le plan légal, mais aussi quant à l’accès à la justice, à l’éducation, à la santé, à l’emploi… et il met également l’accent sur ces catégories féminines qui montrent une fragilité et de la précarité, à l’instar des détenues, des femmes âgées, des mères célibataires et des femmes à besoins spécifiques. Le rapport évoque aussi l’Instance de la parité qui reste encore et toujours dans les tiroirs, le droit à la femme mariée à un étranger de conférer sa nationalité à son conjoint comme cela est le cas pour les hommes, la loi contre la violence faite aux femmes qui tarde à être adoptée, le texte régissant l’emploi à domicile… Enfin, le travail du Conseil relève les avancées réalisées mais note les reculs enregistrés et les contraintes rencontrées…

Et, face à tout cela, que font nos très chers commentateurs ? Ils font fi de ces points, de ces 97 points, et ne se concentrent corps et âmes que sur cette recommandation qui a suscité l’ire des « chroniqueurs », des « journalistes » et des fort honorables « politiques »…

Cela ne veut pas dire que ce point n’est pas important, bien au contraire… En mars dernier, j’avais écrit une chronique parue dans  al Ahdath al Maghribiya sur ce même sujet et j’y avais abordé la situation d’inégalité des femmes devant l'héritage et les conséquences économiques et sociales qui découlent de cette injustice. Je disais alors qu’ « il nous faut donc cesser d’opposer à tout débat sur l’égalité en héritage l’argument de la foi, et cesser aussi de considérer toute personne réclamant cette égalité comme mécréante. En réalité, il faut le dire, les résistances ne proviennent pas tant de la stricte application des textes religieux que de la préservation des droits économiques des hommes ». Il s’agit donc d’un débat important qui mérité d’être mené… mais, dans le même temps, je n’arrive pas à comprendre que l’on puisse occulter tous les autres points, constats et recommandations, pour ne nous intéresser qu’à une seule question, pour importante qu’elle soit mais qui ne constitue pas le tout.

Allons plus loin encore… Le débat en lui-même montre une certaine forme d’ignorance ou, au moins, de mauvaise foi de la part de ceux qui affirment leur attachement à la lettre coranique, quand ils présentent


une interprétation de ce texte comme si elle était unique, ou la seule valable. Or, l’histoire de la pensée en islam a montré que plusieurs interprétations et explications du Coran sont possibles.

Dans ma chronique mentionnée plus haut, je disais qu’ « il existe dans le Coran plusieurs dispositions que nous n’appliquons pas dans nos sociétés, au Maroc du moins : la lapidation des personnes convaincues d’adultère, l’amputation de la main du voleur, l’esclavage et l’asservissement des femmes prises de guerre… Aujourd’hui, notre pays a choisi la voie de l’intégration progressive au système universel des droits de l’Homme et, de ce fait, a banni de telles dispositions de son corpus pénal en dépit du fait que le Coran les prescrit. Alors pourquoi se dispenser d’adopter un comportement similaire en matière d’héritage ? Et puis il faut savoir, et ne pas oublier, que lorsque l’islam avait prévu de réserver à la femme une partie de l’héritage – même la moitié de la part de l’homme –, c’était dans l’objectif de lui rendre justice car, dans la période antéislamique, la femme en péninsule arabique n’héritait de rien. Et donc, il appartient de nos jours à la pensée objectiviste de revenir aux objectifs de départ de l’islam : rendre justice aux femmes ou, autrement dit, examiner ce pour quoi l’islam a été révélé et non pas s’atteler seulement à ce qu’il a révélé. L’esprit avant la lettre »…

Et puis, par ailleurs, mon attention a été attirée par les positions de certains commentateurs sur le fait que le CNDH s’attelle à des sujets juridiquement pas vraiment utiles comme la peine de mort ou la question de l’immigration. Disons-le haut et fort : il n’existe pas de graduation ni de hiérarchie en matière de droits ; si, pour des gens, certains sujets sont un luxe dont on peut se passer, ces mêmes sujets peuvent s’avérer essentiels et même existentiels pour d’autres. Ensuite, ce rapport dont nous parlons aujourd’hui n’est pas le seul qui ait été élaboré par le CNDH… Alors, il appartient aux camarades (ou aux frères, c’est selon) de mettre le doigt sur celui de tous ces rapports qui ne serait pas du luxe à leurs yeux, et qu’ils l’étudient à satiété. Enfin, je pose la question à ces biens chers chroniqueurs : la question de l’immigration et celle des réfugiés, dans la conjoncture internationale actuelle, est-elle vraiment un luxe juridique ? La réponse est l’une des deux suivantes : où on ne sait pas ce que veut dire luxe, ou on ne maîtrise pas encore vraiment ce qu’est un droit…

Très chers… accordons-nous sur ces deux points élémentaires :

1/ Il appartient à chacun de choisir de quoi il veut parler et à quoi il veut s’intéresser, mais il n’est du droit de personne d’imposer à autrui l’objet de son intérêt et de le dissuader du reste, qui serait du luxe ;

2/  Les droits de l’Homme ne sont pas une notion étrange, étrangère et importée, et cessons de parler de particularité, de spécificité et d’exception. Les droits de l’Homme sont universels et concernent tous et chacun. Ils ne sont pas du luxe, pas plus qu’ils ne sont un produit occidental. Les droits de l’Homme sont un acquis pour l’humanité, toute l’humanité, et tout le monde doit s’y inscrire et s’y engager…

Je terminerai par cette réponse de Driss Yazami (président du CNDH) à un journaliste de Jeune Afrique : « Le changement nécessite toujours du temps avant de s’imposer… et la démocratie ne signifie pas unanimité mais gestion sereine et apaisée des différences ».

Al Ahdath al Maghribiya