Règles successorales et mutation sociétale du Maroc : l’inadéquation, par Fatiha Daoudi

Règles successorales et mutation sociétale du Maroc : l’inadéquation, par Fatiha Daoudi

Le livre VI du Code de la famille de 2004 régit les règles successorales au Maroc. Pour les musulmans, c’est le droit musulman de rite malékite qui s’applique.

Il est à dominante agnatique. Autrement dit, les personnes de sexe mâle ont une vocation d’héritiers universels et peuvent recueillir la totalité de la succession. Quant aux femmes, elles héritent de parts fixes et subsidiaires ; elles sont dites héritières fardh. Leurs quotes-parts sont calculées selon leur lien de parenté avec le parent décédé. En l’absence d’un frère, elles ne peuvent épuiser le reste de l’héritage et cèdent la place à membres mâles de la famille, souvent éloignés. Une autre règle joue un rôle important dans la succession, c’est celle du double, par laquelle la fille hérite la moitié de la part qui revient à son frère. Par ailleurs, l’ordre successoral en droit musulman ne peut être modifié. Cependant, le musulman a le droit, de son vivant, de vendre ou de donner ses biens selon sa volonté.

Cette inégalité entre les hommes et les femmes dans l’héritage trouvait sa justification dans l’organisation sociétale patriarcale. Cette organisation a été jusqu’à récemment celle du Maroc. La femme y était prise totalement en charge par la famille élargie en contrepartie de son rôle domestique. Elle était tout d’abord sous la protection de son père puis de son mari ou de ses frères en cas de veuvage ou divorce.

Toutefois, la société marocaine vit ces dernières années une mutation constitutive. En effet, la femme travaille de plus en plus hors du foyer, même quand elle n’a pas été scolarisée. Cette situation s’explique par la complexité de la vie moderne et les nombreux besoins qu’elle crée et qui rendent les revenus de l’homme, quand il travaille, insuffisants. De la sorte, elle contribue  aux frais du ménage quand elle n’est pas chef de famille et joue donc un rôle économique incontestable. Ainsi, la femme est passée du statut de protégée par la famille élargie à celui de pourvoyeuse aux besoins de sa famille.

Ce changement sociétal a trois raisons principales. La première est la nucléarisation de la famille. Elle se limite désormais au couple et à ses enfants et non plus à la famille élargie. La deuxième est le mariage tardif des filles même dans les zones rurales. La longue durée du célibat des filles les oblige à se prendre en charge financièrement. La troisième raison est le nombre croissant de femmes chef de ménage à cause d’un divorce, d’un veuvage ou du chômage du conjoint. Selon l’étude faite par le Haut Commissariat au Plan (HCP) en 2011 et intitulée « La femme marocaine en chiffres: tendance d’évolution


des caractéristiques démographiques et socio professionnelles
», 18,7%  de femmes  sont chefs de ménage.

Ce  rôle économique et le changement de la structure sociétale rendent évidente l’inadéquation des règles successorales inégalitaires. Car comment expliquer à une fille qui assure la subsistance à son frère chômeur, la règle du double ? Comment faire pour que la femme chef de ménage puisse accepter, lors de son veuvage, de se contenter d’une petite quote-part des biens à l’achat desquels elle a contribué ou qu’elle a acquis elle-même ? Comment justifier à une famille nucléarisée n’ayant que des filles le fait qu’elles ne sont pas des héritières universelles et que des parents mâles éloignés viendront épuiser l’héritage ? 

L’inadéquation des règles successorales suscite différentes questions et pousse à leur contournement par l’usage de subterfuges ou hiyales. On constate de nos jours un recours de plus en plus fréquent aux ventes fictives et aux donations entre vifs. En effet, pour éviter le partage inégalitaire de leurs biens, après leur décès, entre leurs enfants, le père ou la mère, de leur vivant, procèdent à une donation ou à une vente fictive.

La mise en adéquation des règles successorales avec la mutation sociétale est par conséquent nécessaire afin d’éviter ce genre de contournement et pour arriver à un partage égalitaire. Elle pourrait se faire de deux manières.

Elle pourrait se baser sur le droit musulman lui-même en appelant à  l’ijtihad  ou interprétation évolutive afin de privilégier l’esprit égalitaire de l’islam. C’est par ce biais que le code de la famille de 2004 a pu instituer le legs ou  wassiya wajiba  pour les enfants de la fille qui décède avant son père alors que n’était possible que le legs pour les descendants du fils prédécédé. De même, c’est par l’ijtihad que la Tunisie a établi la règle du radd (retour de parts) qui permet d’évincer les oncles et autres agnats quand il n’y a que des héritières, faisant d’elles des héritières universelles.

Par ailleurs, l’évolution des règles successorales pourrait aussi se référer à la constitution de 2011 et aux traités internationaux dûment ratifiés par le Maroc pour une mise en œuvre effective. Car la constitution proclame, dès son préambule, le choix irréversible pour la protection et la promotion des droits de l’Homme indivisibles et universels, pour le bannissement et le combat de toutes sortes de discriminations et pour la primauté des conventions internationales sur le droit interne. Son article 6 prône l’œuvre des pouvoirs publics à généraliser l’effectivité de la liberté, de l’égalité homme/femme et de leur participation à la vie politique, économique, culturelle et sociale. Sans oublier l’article 19 qui est l’article phare de l’égalité hommes/ femmes et qui est à lui seul tout un programme dans ce domaine.