Netanyahou, son Mufti et les Arabes, par Ruth Grosrichard
- --
- 26 octobre 2015 --
- Opinions
Le 20 octobre dernier, à quelques heures de sa visite en Allemagne, Benjamin Netanyahou a affirmé que le projet d'exterminer les Juifs fut inspiré à Hitler par Hadj Amin Al-Husseini (1895-1974), Grand Mufti de Jérusalem, lors de leur rencontre à Berlin le 28 novembre 1941. Ce qui revient à accréditer la thèse que les Palestiniens d'aujourd'hui suivent la voie de leurs aïeux, lesquels, selon le Premier ministre israélien, "aspiraient déjà à inciter systématiquement à l'extermination des juifs".
Une telle déclaration est inacceptable et dangereuse à plus d'un titre.
Elle est inacceptable car elle tend à faire des Palestiniens et plus largement des Arabes d'hier et d'aujourd'hui, une entité monolithique répugnant par essence à la pluralité des points de vue. On renverra sur ce point, à l'ouvrage particulièrement éclairant et informé de Gilbert Achcar, Les Arabes et la Shoah (éd. Sindbad, Paris, 2009), dont l'un des objectifs est de tordre le cou à l'idée reçue selon laquelle il y aurait eu, sur le nazisme et l'antisémitisme, unanimité chez les Arabes et donc chez les Palestiniens. L'auteur fait apparaître, au contraire, la diversité des positions prises dans le monde arabe durant la Seconde Guerre mondiale.
Elle est dangereuse parce qu'elle relève de la désinformation en exonérant en partie Hitler de sa responsabilité dans la "solution finale", qu'elle donne du grain à moudre aux négationnistes et qu'elle accorde à Amin Al-Husseini une importance historique qu'il n'a pas eue. Quels furent en effet le rôle et l'impact réels de ce Mufti, tombé dans l'oubli, que M. Netanyahu a cru bon d'exhumer ?
Le Béni-oui-oui d'Hitler
Fort de la double légitimité que lui conféraient son titre de Grand Mufti et la reconnaissance de Rachid Rida, un des maîtres à penser du panislamisme de l'époque, Amin Al-Husseini s'estimait autorisé à parler et à agir au nom de tous les Arabes voire de tous les musulmans. C'est ce qu'il fait devant Hitler, qui le reçoit le 28 novembre 1941. Après avoir gratifié le Führer d'un salut nazi, il l'assure de l'admiration que lui vouent les Arabes, et applaudit à son combat contre leurs trois adversaires communs : "les Anglais, les Juifs et les bolcheviks". Plus, il lui déclare que les Arabes sont prêts à se ranger aux côtés de l'Allemagne. Le Mufti attendait de cet entretien une déclaration officielle de soutien. Raté : Hitler le berça de promesses, prétextant que la situation militaire ne le permettait pas encore, avant d'aborder le sujet qui lui tenait à cœur autant qu'à son hôte : "la lutte sans compromis contre les Juifs". Malgré ce fiasco diplomatique, Al Husseini continuera à faire sa cour au Führer. Installé à Berlin, il y jouira d'un exil doré aux frais de l'Allemagne et de l'Italie. Il devient alors le collaborateur arabe et musulman privilégié des deux régimes fascistes. Ceux-ci feront de lui leur propagandiste vedette dans les émissions radiodiffusées depuis Berlin et Rome en direction du monde arabo-musulman.
En fait, sa connivence idéologique avec les nazis était bien antérieure : déjà en 1933, devant le consul allemand à Jérusalem, il approuvait l'antisémitisme nazi et s'engageait à convaincre ses frères de boycotter les Juifs ; en 1934, il est à l'origine de la publication de morceaux choisis de Mein Kampf en arabe dans un journal irakien.
Mais c'est en Allemagne qu'Al-Husseini donne libre cours à sa judéophobie. En 1942, chargé d'inaugurer l'Institut islamique de Berlin, il prononce une allocution où il mêle les références de la tradition musulmane la moins favorable aux Juifs avec les stéréotypes antisémites. Un an plus tard, à Francfort, dans une intervention à l'Institut international de clarification de la question juive, il se montre plus clair encore : "on peut comparer les Juifs à des insectes porteurs d'une maladie. Quand ils sont loin, on pourrait penser qu'il s'agit d'animaux paisibles, mais quand ils nous piquent et nous transmettent la maladie, on est obligé de recourir à des moyens radicaux". A cette date, il sait pertinemment ce que le Reich entend par la "solution finale". Témoin cet extrait du discours qu'il fait en novembre 1943 : "l'Allemagne lutte contre l'ennemi commun qui a opprimé les Arabes et les musulmans dans leurs divers pays. Elle a su démasquer les Juifs et décidé de trouver une solution définitive au danger juif, qui mette fin au malheur qu'ils apportent au monde".
Un fiasco de plus pour le Mufti
Sur un autre plan, le Mufti se targue de recruter massivement des Arabes et des musulmans pour combattre aux côtés des Allemands. A cet effet, il lance plusieurs appels à ses coreligionnaires et ses compatriotes. Il apporte son concours à la constitution d'une division musulmane au sein de la Waffen-SS. Cette division, dite "Handschar", est composée essentiellement de musulmans de Bosnie. Mais elle ne tarde pas à être dissoute, suite à des défections et à une mutinerie. Ajoutons que, lorsque l'Afrika Korps de Rommel débarque en Libye en 1941 et marche vers l'Egypte, Al-Husseini aura beau exhorter les Arabes à se rallier, c'est comme s'il avait prêché dans le désert.
Quelle est la réalité de l'engagement militaire des Arabes ? En mai 1942, l'unité arabe de la Wehrmacht ne comptait que 130 hommes. Par ailleurs, durant la Seconde Guerre mondiale, 6300 recrues originaires du monde arabe passèrent par les différentes organisations militaires allemandes, dont 1300 venues du Moyen-Orient. Ce qui est bien peu comparé à l'engagement massif des Arabes et Berbères aux côtés des Alliés : 200 000 à 250 000 combattants maghrébins mobilisés derrière De Gaulle, dans les troupes de la France Libre, et 9000 palestiniens enrôlés dans l'armée britannique. Ils furent tués ou blessés par dizaines de milliers. Sans parler des prisonniers qui périrent dans les camps de concentration nazis.
Malgré les moyens mis à sa disposition, le Mufti ne parvint donc pas à constituer les unités arabes promises à ses amis allemands. Gilbert Achcar conclut : "Le bilan de cette opération dérisoire en dit long, tant sur le prétendu enthousiasme des Arabes pour le nazisme que sur l'influence et le crédit prêtés au Mufti durant son exil européen".
Al-Husseini et autres pro-nazis s'aveuglèrent sur Hitler jusqu'au bout. A son arrivée au pouvoir, Hitler a tergiversé : outre qu'il voulait éviter tout conflit sérieux avec
l'Empire britannique et la France, qui s'étaient partagés la tutelle sur le Moyen-Orient, il tenait les Arabes en piètre estime, comme le prouvent les lignes méprisantes qu'il leur consacre dans Mein Kampf, lesquelles sont absentes jusqu'ici des traductions arabes de ce bréviaire de la haine, toujours largement diffusé dans le monde arabe : "En raciste qui se base sur la race pour estimer la valeur du matériel humain, je n'ai pas le droit de lier le sort de mon peuple à celui des soi-disant "nations opprimées", connaissant déjà leur infériorité raciale".
Mieux : non seulement le Führer se déroba à leurs demandes, mais il encouragea l'émigration des Juifs vers la Palestine grâce à l'accord "Haavara" (1933), ce que le Mufti n'ignorait pas. Ce n'est qu'à la fin des années 1930 qu'on note un changement d'attitude de l'Allemagne : convoitant les richesses pétrolières du Moyen-Orient, elle commence à s'intéresser à la région pour en faire une éventuelle zone d'influence. Aussi, croit-elle utile de donner aux Arabes quelques rares signaux de bienveillance. Par exemple : en 1938, une aide financière et des armes sont accordées à Al- Husseini qui résidait encore en Orient. En fait, cette livraison d'armes n'était qu'une diversion destinée à susciter en Palestine des troubles tels que la Grande Bretagne, obligée de jouer là-bas les gendarmes, se trouverait empêchée d'intervenir contre l'invasion allemande en Tchécoslovaquie ; en 1939, Radio-Berlin diffuse ses premières émissions en langue arabe : musique, lectures du Coran, mais surtout propagande contre les Juifs, les Britanniques et les Français, avec le Grand Mufti dans le rôle de la voix de son maître. Concernant le Maghreb, Hitler resta tout aussi réservé car il tenait à ménager son allié Franco au Maroc, et son ami Mussolini en Tunisie.
Bref, la libération des peuples arabes n'a jamais été une composante essentielle de la stratégie du Führer. La politique arabe du Reich aura été foncièrement égoïste et toute à sens unique, utilisant cyniquement ses quelques alliés arabes sans rien ou presque leur donner en échange.
Si donc il est incontestable qu'Al-Husseini a été de connivence avec l'Allemagne hitlérienne, on ne peut pas pour autant soutenir qu'il aurait été l'inspirateur d'Hitler, que tous les Arabes se seraient rangés comme un seul homme derrière lui, et que ceux-ci auraient adhéré au nazisme et à sa politique antisémite. Même s'il est parvenu temporairement à mobiliser de nombreux partisans, et même si des partis d'obédience nazie virent le jour au Moyen-Orient, on ne peut pas non plus continuer à affirmer que le Mufti fut le héros des peuples arabes.
L'Israélien Zvi Elpeleg, note qu'à sa mort, en 1974, son souvenir avait disparu de la conscience palestinienne : "aucun jour de deuil ne fut décrété en sa mémoire... son nom ne fut donné à aucune rue... aucun mémorial ne fut construit en son honneur".
Le Mufti, un spectre bien commode
Ce qui n'a pas empêché les sionistes de tirer argument des liens d'Al-Husseini avec Hitler pour noircir l'image des Arabes. Le spectre du Mufti est aujourd'hui encore brandi par la doxa officielle en Israël : la récente déclaration de Netanyahou en est une illustration. Par ailleurs, il est en bonne place à Yad Vashem, le mémorial de la Shoah à Jérusalem. Le mur qui lui y est réservé, explique un autre israélien Tom Segev, vise à persuader le visiteur que la volonté des nazis d'exterminer les Juifs et l'hostilité arabe à Israël ont des points communs. De même, dans l'Encyclopedia of the Holocaust, l'article consacré au Mufti est beaucoup plus long que ceux concernant les principaux responsables nazis tels que Goebbels, Himmler, Eichmann, etc.
A cela, ajoutons l'utilisation par Israël de la mémoire de la Shoah comme légitimation de ses choix politiques et militaires. Plusieurs voix en Israël se sont élevées ces jours derniers pour condamner ce fait. Il y a plusieurs années déjà, Avraham Burg, qui fut pourtant à la tête de l'Agence juive et présida la Knesset, se montrait très sévère sur cette instrumentalisation qui insinue que : "chaque nouvel ennemi est un Hitler en puissance, et chaque danger qui se profile une Shoah potentielle".
Dans ce contexte, il est utile de rappeler qu'il y eut des Arabes pour dénoncer le nazisme : ce fut le cas notamment de représentants majeurs de l'humanisme progressiste arabo-musulman, qui s'exprimaient dans l'hebdomadaire égyptien Al-Risala (Le Message), lequel, souligne l'historien israélien Israël Gershoni, publia régulièrement, entre 1933 et 1939, des critiques extrêmement sévères sur l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste ; ou du Syrien Fakhri Al Barûdi, leader indépendantiste qui, en 1936, contribua à rétablir l'ordre suite à une grève générale en Palestine durant laquelle des extrémistes poussèrent à des exactions contre la communauté juive de Damas, en appelant ses concitoyens "à protéger leurs compatriotes juifs qui n'avaient aucun lien avec le sionisme... chacun doit veiller sur eux comme il veille sur lui-même" ; ou encore du Palestinien George Antonius qui, dans son livre The Arab Awakening (Le Réveil arabe, 1938), déclarait : "Le traitement infligé aux Juifs d'Allemagne et dans d'autres pays européens est un déshonneur pour la civilisation moderne".
Dans la même veine, en 1942, l'hebdomadaire palestinien Al Akhbâr qualifiait Hitler de "plus grand ennemi de l'humanité". Remarquable hiérarchisation des ennemis où ce qui l'emporte - dans le contexte où ces lignes furent écrites - est l'adhésion aux valeurs humanistes et non pas l'application aveugle de l'adage qui veut que l'ennemi de mon ennemi soit mon ami.
Cet adage a retrouvé vie depuis plus d'une vingtaine d'années, dans les sociétés arabes où une partie de l'opinion - généralement ignorante des données de la question - en est venue à épouser les thèses antisémites et négationnistes nées en Occident. Cette tendance est sans doute le résultat de la politique israélienne qui - faisant de l'identité juive l'un de ses piliers - se montre toujours plus intransigeante, brutale et expansionniste. La montée de l'intégrisme islamiste, le développement des réseaux sociaux y sont aussi pour beaucoup, la politique de l'Etat d'Israël leur offrant de quoi justifier leur logorrhée antijuive.
De cette guerre des discours, pas plus que de celle des bombardements ou des couteaux, aucun des protagonistes ne peut sortir indemne.
Texte publié sur huffingtonpost.fr