Il est temps, en effet, de considérer sérieusement la question de l’égalité devant l'héritage, par Aziz Boucetta

Il est temps, en effet, de considérer sérieusement la question de l’égalité devant l'héritage, par Aziz Boucetta

Pour changer un peu des polémiques stériles sur la longueur d’une jupe, le festival d’une société de bière ou la polygamie d’un ministre, voilà un débat salutaire sur l’héritage qui, s’il se tient dans les règles de l’échange et de la courtoisie, placerait les Marocains face à eux-mêmes, confrontés à leurs réalités et soumis à un examen de conscience.

Il faut reconnaître au Conseil national des droits de l’Homme qu’il a eu le courage de jeter ce gros pavé dans la mare stagnante de certaines convictions se voulant religieuses, mais en réalité sociales. Et il faut reprocher à ses contempteurs la faiblesse de leur position, davantage conçue pour l’attaque et l’intimidation que fondée sur une approche logique et un argumentaire réflexif…

Qu’a dit le CNDH ?

En gros, le Conseil – et pas Driss Yazami, car ce serait faire insulte aux autres membres – a dit que la législation successorale implique l’inégalité entre les sexes et participe de la paupérisation des femmes.

Ce faisant, le CNDH a rempli son rôle. On lui a demandé de s’intéresser aux droits de l’Homme, pas de plaire. Alors il pointe ce qui lui semble contraire aux droits de l’Homme, au risque de déplaire ; au lieu de le condamner, on doit le louer pour cela, et lui réclamer encore plus d’audace.

Puis, pour les questions techniques et scientifiques, il faut laisser les gens de l’art se prononcer, et éviter de verser dans l’insulte pour les uns, la manœuvre politicienne pour les autres, l’imposture idéologique pour certains, et l’excommunication de la part de tous. C’est facile et c’est aussi dangereux.

Le CNDH a établi un « état de la parité et de l’égalité au Maroc », se fondant sur des dizaines de constats et de recommandations. Le statut de l’héritage est un constat, qui appelle une recommandation. Rien de plus.

Quels sont les arguments des uns et des autres?

On relèvera en premier que la levée de boucliers contre le CNDH s’est faite pour le seul point de l’héritage. La soixantaine d’autres avis ont tout simplement été occultés. On pourrait penser que les inégalités qui caractérisent les femmes au Maroc sont un point secondaire, voire souhaité, du moins à entretenir... Pour ce qui concerne les argumentaires développés par les uns et les autres, on constate que les uns, les contempteurs du CNDH, s’attachent à la lettre du Coran (un verset en particulier, la 4 :11) et aux écrits des penseurs rigoristes, et que les autres, les partisans de la parité/égalité, préfèrent l’esprit du Livre et les interprétations faites par les philosophes de l’islam, anciens ou contemporains, plus ouverts sur le monde et ses évolutions, et tout aussi légitime dans l’histoire de la pensée islamique.

Les opposants au changement du mode d’héritage musulman, énervés dès qu’on évoque la question, mettent en avant le fameux verset « au fils, une part équivalente à celle de deux filles » (4 :11), excipent d’explications littérales remontant au temps du Prophète, faites par des hommes, discutables voire contestables, et veulent les imposer comme des idées immuables, sacrées. D’autres, comme le PJD, le MUR, font insulte à l’intelligence des gens en mettant en avant la commanderie des croyants et menacent contre « tout franchissement des lignes rouges ». Débattre d’idées serait-il donc devenu une ligne rouge pour le parti qui conduit un gouvernement présenté comme démocratique ? Etrange de manquer ainsi d’arguments au point de se dissimuler derrière le roi…

Les partisans d’une réforme du statut de l’héritage  font appel, arguments théologiques à l’appui, à un islam des Lumières, expliquent le verset mentionné plus haut par son sens de la justice et de l’équité qui conférait plus de ressources à l’homme car il était en charge des femmes qui ne travaillaient pas aux premiers temps de l’islam ; quant aux femmes, elles avaient désormais droit pour la première fois à l’héritage, ne serait-ce qu’une moitié. Les soutiens de la réforme mettent en avant d’autres versets du Livre


Saint, argumentant contre un verset par un autre verset. Et surtout écoutant les thèses inverses, pour mieux les discuter.

On connaît les arguments des partisans du statu quo. Il faut aujourd’hui écouter les thèses des autres, opposant les idées, confrontant les thèses, interprétant le Coran dans tous ses versets sur les femmes et pas seulement quelques-uns, privilégiant l’esprit à la lettre, la raison à la tradition… Il faut commencer à discuter et cesser de se disputer, et surtout sans insulter.

Que veut-on pour le Maroc ?

Il existe une alternative, et une seule : voulons-nous une société moderne qui aille de l’avant, car elle ose, elle réfléchit et elle ose réfléchir, ou préférons-nous rester dans le conservatisme sociétal à forte connotation religieuse, parce que nous n’écoutons qu’une seule version, celle qui remonte à la nuit des temps, forcément obscure ?...

Selon le HCP, 1,8 million de ménages sont entièrement pris en charge par des femmes seules, soit environ 5 millions de personnes ; les femmes sont aujourd’hui sur le marché du travail, elles sont actives, elles ont des charges et des responsabilités. On ne peut les laisser soumises à un statut qui les maintient à un rôle secondaire, alors même qu’elles ont investi, avec un succès indéniable, tous les secteurs de la société, toutes les fonctions politiques, toutes les responsabilités économiques.

Et pour ceux qui, avec une mauvaise foi de curé, prétendent « défendre » la commanderie des croyants – qui n’a rien demandé –  rappelons que dans son premier discours de chef d’Etat en août 1999, Mohammed VI avait dit ceci « Comment espérer atteindre le progrès et la prospérité alors que les femmes, qui constituent la moitié de la société, voient leurs intérêts bafoués, sans tenir compte des droits par lesquels notre sainte religion les a mises sur un pied d'égalité avec les hommes, des droits qui correspondent à leur noble mission, leur rendant justice contre toute iniquité ou violence dont elles pourraient être victimes, alors même qu'elles ont atteint un niveau qui leur permet de rivaliser avec les hommes, que ce soit dans le domaine de la science ou de l'emploi ? »… et que ceci avait été dit quelques années avant la Commission de révision de la Moudawana…

Que faire ?

Un édito, puis deux, puis trois, des Unes et des couvertures de journaux… des points d’exclamation ici, là, ailleurs, des exhortations, des imprécations… pour dire que Yazami ou le CNDH réclament l’égalité devant l’héritage… des réseaux sociaux qui s’enflamment et des internautes qui s’excitent… Est-ce cela, l’image que les nôtres veulent donner de leur pays et de leur religion, eux qui sont si attentifs à cette sacrosainte « image du Maroc à l’étranger » ? Manquent-ils aussi cruellement d’arguments et d’idées ?

Le CNDH le suggère dans le point 59 de son rapport : « De nombreux vecteurs, dont essentiellement les curricula scolaires et les médias produisent et reproduisent, de façon directe ou implicite, des stéréotypes qui enferment les hommes et les femmes dans des rôles et statuts essentialisés. Erigeant les différences biologiques en principes de valorisation/dévalorisation, ces stéréotypes consolident le cercle vicieux des discriminations et des violences fondées sur le genre ».

La solution n’est donc pas au sein de la société, qui promet d’être encore plus rétive à toute forme d’évolution de la législation successorale, mais dans l’éducation des générations à venir aux fins de leur sensibilisation sur la possibilité théologique de l’interprétation et de l’exégèse. Dans l’intervalle, les médias professionnels gagneraient à faire montre de plus de retenue et de s’inscrire davantage dans la logique, globale, des libertés… car les libertés individuelles, la liberté d’expression et  la parité/égalité participent de la même logique.

Que l’on soit d’accord ou non, donc, avec le principe d’égalité, il faut débattre, et que l’on débatte ou non, il faut enseigner et se renseigner. Dans le calme, le respect et la reconnaissance des thèses des uns et des autres. C’est cela une société civilisée… elle avance dans la différence, dans le contraste et dans l’opposition et la confrontation des idées.